• Marie-Odile Bertella-Geffroy 

    " Je suis une emmerdeuse, mais pas une justicière de la santé"

    Il ne faut pas confondre juge d'instruction avec les juges inquisiteurs qui vous font face, lors d'un procès. Ces derniers rendent, en principe, la justice.
    Les juges d'instruction sont autrement plus dangereux pour la « Démocratie étatique ». Leur rôle étant l'investigation et l'instruction d'affaires souvent très délicates pour le pouvoir en place. C'est le cas pour madame Bertella-Geffroy. Avouer sur une radio qu'elle ne croit plus en la justice, c'est faire preuve d'un certain courage et de réalisme. Chapeau bas Madame.
    Ce pavé dans la marre fera-t-il évoluer la situation ? Nous pouvons hélas en douter, surtout quand nous connaissons l'issue des affaires du sang contaminé, du nuage de Tchernobyl, etc..
    Madame Christiane Taubira, malgré sa bonne volonté, risque fort de « Sauter » de son siège si elle persiste à maintenir la juge à son poste. 
    C'est bien connu, la justice est au service du plus fort, c'est-à-dire le pouvoir politico-économique dont la couleur importe peu.
    Ce pouvoir-là, il est prêt à tous les crime d'état : le prince Jean de Broglie, président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale entre 1968 et 1973, assassiné dans la rue le 24 décembre 1976, puis Robert Boulin, ministre du travail en exercice, retrouvé noyé le 30 octobre 1979 dans un étang de la forêt de Rambouillet, et Joseph Fontanet, ancien ministre de l’éducation nationale, abattu d’une balle dans le dos le 2 février 1980. Pour ne citer que ces trois cas.
    Bien sûr, tous ces juges ou personnages gênants ne sont pas trucidés, c'est selon l'importance des enjeux politiques. Il n'en reste pas moins vrai que les pouvoirs politiques successifs ont des comportements criminels et sont responsables de centaines, voir de milliers de morts, par le simple fait d'empêcher les juges de faire leur travail d'instruction, en particulier dans les affaires de santé publique.
    S'il y avait en France de « vrais » journalistes d'investigation, nous aurions d'énormes surprises.
    En ce qui me concerne, il y a bien longtemps que, comme madame Bertella-Geffroy je ne crois plus en la justice.
    Gaulois.

    http://www.rtl.fr/video/emission/le-choix-de-yves-calvi/marie-odile-bertella-geffroy-je-suis-une-emmerdeuse-mais-pas-une-justiciere-de-la-sante-7758491472

    http://www.allodocteurs.fr/actualite-sante-affaires-de-sante-publique-quelle-justice--9635.asp?1=1#

    Marc Trévidic, Marie-Odile Bertella-Geoffroy et Laurent Lèguevaque (photo Rüdy Waks)
    http://resistanceinventerre.wordpress.com/2012/04/25/justice-exsangue-malmenee-humiliee-trois-juges-font-le-bilan/

    Si la droite perd le pouvoir, dans quel état laissera-t-elle la justice ? Exsangue, malmenée, humiliée, disent les trois juges d’instruction, en exercice ou démissionnaire, que nous avons réunis.
    Finalement, on a assez peu parlé de la justice dans cette campagne présidentielle. Cela vous étonne ?
    Marc Trévidic – Ce sont des problèmes trop complexes pour le langage simplifié utilisé pendant une campagne. Hormis les grandes phrases sur l’indépendance de la justice, quand on entre dans le détail, c’est très difficile de trouver des solutions, à moindre coût en plus. Les mineurs, la prévention de la délinquance, la maison d’arrêt, la justice civile ou de proximité, tout est très complexe.
    Laurent Lèguevaque – La justice n’est apparue dans la campagne que sous une forme : la répression via l’affaire Mohamed Merah (qui a tué sept personnes à Toulouse et Montauban – ndlr). Qu’a-t-on vu dans cette affaire ? Le pouvoir policier dirigé sur le terrain par le politique. La justice est non seulement absente mais elle est même oubliée. Dès que les politiques sont en campagne, la justice est à éviter soigneusement.
    Dans cette affaire, la candidate Eva Joly a critiqué l’attitude du ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, qui a dirigé les opérations sur place, à Toulouse, et s’est adressé aux journalistes à peine l’intervention du Raid achevée. Est-ce le rôle d’un ministre de l’Intérieur ?
    Laurent Lèguevaque – Dans une démocratie bien faite, la conférence de presse a moins d’importance que l’enquête. Or là, ça devient une sorte de longue arène de cruauté, avec mise à mort. Le ministre de l’Intérieur passe par-dessus le procureur de la République. C’est l’inverse d’un travail judiciaire.
    Y a-t-il eu une instrumentalisation du risque terroriste ?
    Marc Trévidic – Bien sûr, comme pour tout fait divers. Même en dehors de la campagne électorale, s’il y a un attentat en France, vous pouvez être certain qu’il y aura derrière un projet de loi. Le problème, c’est qu’on découvre l’eau chaude tous les jours. Chacun essaie de tirer un profit politique d’un drame. Cela ne date pas d’aujourd’hui.
    La Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – née de la fusion de la Direction de la surveillance du territoire (DST) et des Renseignements généraux (RG) – a été critiquée dans l’affaire Merah. Les spécialistes des services estiment que la greffe DST/RG n’a pas pris. Qu’en pensez-vous ?
    Marc Trévidic – Lorsque le département judiciaire de la DCRI a été créé en 2008, on pensait qu’on aurait plus d’effectifs à disposition. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : ils ont fondu. Il y avait soixante-cinq officiers et agents de police judiciaire affectés à l’époque, aujourd’hui ils sont trente-huit ! Résultat : on a du mal à faire toutes les enquêtes. On privilégie manifestement le renseignement sur le judiciaire.
    Laurent Lèguevaque – On dé-judi-cia-rise l’antiterrorisme. Comme on considère que cela relève d’une affaire d’Etat, ce n’est plus une affaire de justice. Du strict point de vue judiciaire, la mise à mort même d’un odieux personnage est toujours un échec car cela empêche une enquête de fond.
    Le nombre d’informations judiciaires ne cesse de diminuer au profit des enquêtes préliminaires dirigées par le parquet. Est-ce la fin des affaires sensibles ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Les affaires confiées à des juges d’instruction sont passées de 4 % à 2 %…
    Marc Trévidic – Disons 3 %. On doit avoir 22 à 23 000 instructions ouvertes chaque année. Aujourd’hui, la procédure dit que pour placer quelqu’un en détention provisoire, il faut passer par une information judiciaire. Pour priver une personne de liberté, il faut un juge d’instruction. Pour exercer les nouveaux pouvoirs d’enquête (sonorisation d’un appartement, introduction d’un virus dans un ordinateur), on a besoin d’un juge. Dans la lutte antiterroriste, on a besoin de lui pour mettre les gens en prison, avec de gros moyens d’enquête. Mais concernant le domaine financier ou la santé publique, où on n’a pas forcément envie de trouver les coupables, on considère qu’il n’y a aucune raison de nommer un juge d’instruction.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – On n’aime pas le reconnaître mais on a de moins en moins de dossiers sur le pôle financier et sur le pôle santé publique.
    Cela remonte à quand ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – A partir de fin 2003. Cela s’est accentué avec les nouveaux pouvoirs du parquet en 2007 et l’annonce de la suppression du juge d’instruction en 2009 (non effective – ndlr). Dans le domaine de la santé publique, les associations ou les victimes sont obligées de suivre un vrai parcours du combattant pour arriver devant un juge.
    L’abaissement de la responsabilité pénale des mineurs à 12 ans, proposé par l’UMP, vous semble-t-il pertinent ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – On va bientôt les prendre au berceau !
    Laurent Lèguevaque – Quand je suis arrivé dans mon premier palais de justice, j’avais 25 ans, je n’avais pas encore d’enfant. On m’a nommé spécialiste des mineurs. J’ai demandé : “Pourquoi moi ? – Parce qu’il en faut un, mon vieux.” J’instruisais les affaires des mineurs pour toute la région. J’avais seulement lu Françoise Dolto, j’avais le bagage minimum. C’est vous dire l’absurdité d’un système qui fonctionne dans une telle absence de moyens ! On ne fait même plus semblant, on bricole. Sur l’abaissement de la responsabilité pénale, tous les professionnels de l’enfance délinquante sont d’accord : des crimes de plus en plus atroces sont commis par des personnes de plus en plus jeunes. Pour autant, la solution est-elle de baisser l’âge de la responsabilité pénale ou de constater l’échec de la politique de répression ? Ne faut-il pas plutôt essayer de mettre en place des relais de prévention plus e fficaces ?
    Marc Trévidic – Quel est l’objectif ? Si on va vers une société où on aspire à mettre en prison des enfants de 12 ans, quelle ambition pour la France… Non, ce n’est pas une solution.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Quelle image pour le pays des droits de l’homme ! Il faut surtout affecter plus de moyens dans l’éducation.
    “Pendant son quinquennat, Nicolas Sarkozy a imposé une stratégie de la tension. Ce style guerrier a envahi tout l’appareil d’Etat”, écrit le magistrat Denis Salas dans un livre*. L’avez-vous vécu de la même manière ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – La justice a été bien malmenée. On nous a traités de “petits pois”…
    Laurent Lèguevaque – Avec une nouveauté : l’invective faite aux juges. C’est la première fois que j’entends un politique s’en prendre directement aux juges comme l’a fait Sarkozy. On assiste à un saut qualitatif dans la critique dont je n’avais pas l’habitude.
    Marc Trévidic – Cela a attaqué l’autorité judiciaire. Au bout d’un moment, ça devient un problème. A montrer qu’on peut nommer n’importe qui où on veut, en donnant des ordres à n’importe qui quand on est président de la République, cela finit par saper notre autorité. Dès lors, pourquoi serions-nous respectés ? Pourquoi voulez-vous que les délinquants ne nous traitent pas aussi de “petits pois” ? La seule différence, c’est qu’ils emploient une autre expression.
    Craignez-vous toujours la suppression des juges d’instruction ?
    Marc Trévidic – De fait, c’est un pourrissement : on crée de moins en moins de postes. L’an dernier, cinq postes proposés à la sortie de l’Ecole nationale de la magistrature, six cette année, contre vingt à vingt-cinq les années précédentes. Depuis 2006, soixante-neuf postes ont disparu : il reste aujourd’hui cinq cent trente-deux juges d’instruction en France. On n’a plus de sang neuf. Il ne reste que les vieux de la vieille. Il existe pourtant des solutions. Comme, par exemple, limiter la durée des enquêtes préliminaires du parquet pour l’obliger à ouvrir des instructions confiées aux juges.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – C’est vrai, mais il n’y a aucune volonté. Les responsables politiques ne veulent pas d’un pouvoir judiciaire qui pourrait s’opposer aux intérêts de l’Etat. Ils veulent avoir la main sur les affaires qui risquent de leur causer des ennuis.
    Ce n’est pas aussi une question de moyens ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – A Paris, les audiences du samedi, où nous sommes de permanence, se terminent régulièrement à 2 ou 3 heures du matin. La Cour européenne de Strasbourg nous a condamnés pour cela, sans que ça change quoi que ce soit.
    Vous vous dites quoi, à ce moment-là ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Que c’est une justice mal rendue, que les avocats sont fatigués, que les prévenus n’en peuvent plus et qu’on aurait dû faire deux audiences au lieu d’une.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy, avez-vous l’impression d’avoir eu assez de moyens dans les dossiers de santé publique que vous avez instruits ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Cela fait longtemps que j’en réclame davantage. J’ai toujours eu des difficultés pour trouver des enquêteurs, policiers ou gendarmes. Actuellement, j’ai une affaire importante mais personne n’en veut, aucun service. Ils me disent : “On n’a plus de section santé, on n’a pas de moyens.” Dans le dossier de l’amiante, j’ai deux documents écrits d’un officier de gendarmerie disant que mes commissions rogatoires (les demandes de recherches de preuves – ndlr) sont trop complexes et trop longues, qu’elles prendront six ans. C’est le signe qu’on ne veut pas que ces affaires sortent.
    Marc Trévidic, vous avez eu peu de moyens dans l’enquête sur l’attentat de Karachi. Est-ce un hasard ?
    Marc Trévidic – Sur Karachi, ce n’est pas un hasard. Mais il ne faut pas toujours y voir quelque chose d’intentionnel. Dans le terrorisme, les moyens sont alloués en fonction de l’actualité, rarement sur des dossiers plus anciens, surtout s’ils risquent de déplaire à quelques-uns. Fatalement, on va vous répondre que tout le monde est pris. Le problème, c’est que les services antiterroristes sont parfois saisis pour des conneries – menaces par internet, balles envoyées dans une enveloppe… – qui mobilisent trente ou quarante officiers de police judiciaire alors qu’on en a deux pour une affaire importante. Dans ces cas-là, vous aimeriez pouvoir demander : on travaille sur le terrorisme ou pas ? C’est un choix mais il ne vient pas des chefs de service ou du chef du département judiciaire. C’est l’héritage de notre système jacobin, cela vient directement de l’Elysée ou du ministère de l’Intérieur.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Le ministère de l’Intérieur gère la police et la gendarmerie, le ministère de la Justice gère le parquet. Nous, on est au milieu avec aucun moyen.
    Vous avez récemment mis en examen un ancien chargé de mission au ministère de l’Industrie qui faisait également partie d’une structure de lobbying de l’industrie (le Comité permanent amiante). Les stratégies d’influence reviennent-elles régulièrement dans vos dossiers ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Bien sûr ! Dans tous mes dossiers, on trouve toujours des lobbies à la manoeuvre qui font passer les intérêts financiers avant la santé publique. Et puis, il y a les lanceurs d’alerte qui dénoncent des scandales et ne sont jamais écoutés.
    Vous pensez qu’ils devraient avoir un statut particulier en France ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Cela fait longtemps qu’on en parle. Le Grenelle de l’environnement l’avait déjà proposé. Il faudrait qu’ils soient protégés. Il faudrait aussi une haute autorité de l’expertise qui donne un statut aux experts, qui sont souvent des faux nez de l’industrie. Experts associatifs, judiciaires, industriels, administratifs… Et il faudrait aussi un statut du lobby pour savoir à qui on a affaire. Pour l’instant, tout est fait dans le silence et l’obscurité.
    Laurent Lèguevaque, vous avez écrit dans votre livre Un juge s’en va : “La magistrature nous recrute pour notre intelligence. Elle nous promeut ensuite sur notre conformisme.”
    Laurent Lèguevaque – C’est un petit milieu, tout le monde se connaît. On voit vite que le principal critère de promotion est la fadeur… Ce qui n’exclut pas le brio : vous pouvez être très fade et brillant.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Moi, je dirais que le critère principal reste la soumission. Cela fait quatre ans que l’on me propose des promotions mais en dehors de l’instruction à Paris. Du coup, je dis non à chaque fois. Pour être indépendant, il faut se moquer de la notation et de la carrière.
    Laurent Lèguevaque – Et de l’image de soi.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – J’ai connu ça aussi. Dans les médias, j’ai été qualifiée de folle. On a dit que je mettais trop de monde en examen, que mon dossier allait s’effondrer comme un château de cartes. Vous vous rendez compte ? Quand je finissais mon ordonnance du sang contaminé avec trente-trois mises en examen, tous les jours, le chef de section du parquet disait : “Ah, la Bertella, elle n’est pas encore dépressive !”
    Marc Trévidic – Des phrases un peu perverses dans votre notation sont censées vous empêcher de progresser dans votre avancement. Le juge antiterroriste Gilbert Thiel n’est jamais monté dans la hiérarchie, par exemple. C’est décourageant : vous vous impliquez dans votre boulot et voilà ce que vous avez comme récompense.
    Laurent Lèguevaque – Le langage de la notation est très codifié. C’est comme un jeu de petits chevaux, cela va de “médiocre” à “exceptionnel”. Quand j’étais juge, il existait un critère “force de caractère”. Et il ne fallait surtout pas être noté “exceptionnel” parce que cela voulait dire “électron libre” !
    Existe-t-il des stratégies de déstabilisation ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Absolument.
    Marc Trévidic, le 7 février 2011, vous avez qualifié Nicolas Sarkozy de “multirécidiviste” en référence à ses attaques répétées contre la justice.2 Vous avez ajouté : “Il est largement temps de lui appliquer la peine plancher puisqu’il faut être très dur envers les multirécidivistes.” On vous a fait payer cette déclaration ?
    Marc Trévidic – Oui, mais je ne vous dirais pas comment… C’était en pleine affaire Laetitia, le contexte était tendu. Il y a eu des attaques très fortes contre la justice de la part de Nicolas Sarkozy. Je devais aller suivre une formation antiterroriste au Niger pour des collègues. A deux jours du départ, on m’a interdit de m’y rendre, sans motif officiel. Quand j’ai demandé des explications, on m’a dit que je n’avais pas à tenir de tels propos sur le chef de l’Etat.
    Vous vous êtes plaint de “brimades” de la part de votre hiérarchie…
    Marc Trévidic – Je ne veux pas faire mon Caliméro mais oui, bien sûr, je m’en suis plaint… Et du coup, je ne suis plus désigné pour les affaires délicates ni placé en numéro un sur les dossiers.
    Laurent Lèguevaque – Ce mode de dénigrement par la psychologisation du discours est très efficace : ça paralyse.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Cela confine au harcèlement. Il y a énormément de souffrance au travail dans la magistrature et la plupart des gens ne veulent pas en parler. Arrêtsmaladie pour dépression, suicides : on ne dit rien… Plus on est vulnérable, plus on peut être victime de ce type de harcèlement qui ne dit pas son nom.
    Marc Trévidic – Je ne suis pas là pour passer mon temps à être convoqué par ma hiérarchie, j’ai du boulot, mes dossiers ne sont pas simples. Je veux pouvoir travailler en toute quiétude. J’aimerais bien que la hiérarchie soutienne les juges quand ils ont des dossiers difficiles.
    Ce n’est pas le cas ?
    Marc Trévidic – Bien sûr que non. J’ai failli plusieurs fois demander ma mutation. Quand vous en avez marre, que vous rentrez chez vous déprimé, que votre femme vous dit tous les soirs : “Tu n’as plus rien à prouver, dégage de là…” Vous arrivez au travail avec la boule au ventre en vous demandant un jour sur deux si vous n’allez pas le faire.
    Avez-vous été tentés par la démission ?
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Oui, mais j’ai tenu. Au moment du non-lieu dans l’affaire du sang contaminé, par exemple. Quand je suis énervée, je dis “la justice est une loterie”, elle peut être blanche ou noire. On peut choisir le blanc ou le noir, on peut choisir son juge… De toute façon, je n’aurai plus de dossiers sensibles, j’en suis sûre. Mais qu’on me laisse au moins finir de Laurent Lèguevaque – La démission était la seule solution pour moi.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – On peut aussi changer de fonction. Si ceux qui y croient partent, c’est une perte. Il faut tenir, résister. Moi, je vais m’orienter vers l’Europe. Des magistrats italiens sont en train de monter un projet de tribunal pénal européen de l’environnement et de la santé publique. Mais vous avez eu raison de démissionner si vous n’en pouviez plus.
    Marc Trévidic – Moi, je n’ai pas pensé à la démission jusqu’à présent, mais à la mutation, oui. Quand vous n’avez aucun soutien nulle part, c’est difficilement vivable.
    Malgré les nombreux plans prisons depuis celui d’Elisabeth Guigou en 1998, la surpopulation carcérale ne cesse d’augmenter. Quel rôle joue aujourd’hui la prison dans la chaîne pénale ?
    Marc Trévidic – Beaucoup veulent considérer la prison comme une fin. Or ce n’est pas le bout de la chaîne pénale. Nos délinquants séjournent en prison, en sortent, y reviennent. Il faut qu’ils la quittent plus adaptés à la société que quand ils y sont entrés. Tout l’enjeu de la prison est là.
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – La prison consiste en une mise à l’écart de personnes considérées comme nuisibles. Il faudrait des psychologues pour reconstruire la personnalité, des professeurs pour enseigner une formation.
    Laurent Lèguevaque – L’administration pénitentiaire remplit parfaitement sa mission sécuritaire. La France connaît un taux d’évasion extrêmement faible. Mais la mission de prévention reste lettre morte.
    Marc Trévidic – L’Etat affecte beaucoup de moyens dans la construction des prisons. Mais plus on en construit, plus on les remplit en faisant des lois, c’est sans fin. Et plus on en crée, plus on inflige des peines fortes. On va arriver à la même situation qu’aux Etats-Unis, avec plus de deux millions de détenus. Le Texas, premier pays carcéral du monde, ne peut pas se le permettre, c’est trop cher. Donc, on privatise, les sociétés font de l’argent et on rentabilise. L’objectif de construire une société où l’on vit ensemble sans exclure trop de gens est complètement oublié. Il faut faire attention, cela ne vient jamais d’un coup, ça se fait par étapes.
    Le système repose sur des individualités. Vous travaillez de façon très solitaire, finalement…
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Nous sommes les derniers des Mohicans.
    Marc Trévidic – J’ai autant d’énergie que Lou Reed sur scène… (rire général). Mais le Lou Reed d’aujourd’hui, pas celui d’il y a vingt ans ! On est un peu à bout de souffle. Si jamais on ne trouve pas des solutions pour dynamiser le système, on va vraiment vers la disparition du juge d’instruction. L’enjeu est important. En ce moment, on peut voir une campagne de publicité pour recruter des magistrats. Cela reste un métier d’avenir ?
    Laurent Lèguevaque – Si je devais faire leurs affiches, ça pourrait être : “Vous aimez l’initiative, la combativité, la créativité et l’indépendance, ne devenez pas juge.”
    Marie-Odile Bertella-Geffroy – Il n’y a plus de notion de service public, plus assez de réflexion du corps de la magistrature. Chacun se met dans sa coquille en se disant “pourvu que je fasse une bonne carrière.” La solidarité que j’ai connue à mes débuts n’existe plus, ni l’idée de l’accès à la justice pour tous.
    Quelle devrait être la première mesure judiciaire du prochain président de la République ?
    Marc Trévidic – Que le pouvoir exécutif n’ait plus aucun rôle dans la carrière des magistrats. Il faut sortir du schéma “le président décide seul”. La discussion doit associer la société, les parlementaires, les associations pour voir comment couper le lien entre l’exécutif et le judiciaire. Si ça doit venir d’un seul homme, on n’est pas sorti de l’auberge.

    *La Justice dévoyée – Critique des utopies sécuritaires (Les Arènes, 2012)
    **Cette déclaration faisait suite aux propos de Nicolas Sarkozy qui avait parlé de “faute” et de “sanction” à l’occasion de l’assassinat d’une jeune fille à Pornic (Loire-Atlantique) par un homme qui avait déjà été incarcéré et était suivi par un agent de probation. Cette déclaration avait provoqué un mouvement de protestation sans précédent dans le monde de la justice.


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