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    l'Etat japonais discrimine et recrute les travailleurs comme des prostituées

    La secte nucléocrate agit de la même façon partout ou elle a pris pied. La situation de certains travailleurs en France n'est guère plus enviable par ceux du Japon.

     A noter que les syndicats plutôt pro-nucléaires, même si des variantes existent d'un pays à l'autre, sont timides à dénoncer les condition de travail, surtout lorsqu'il s'agit d'intérimaires, considérés comme une sous-classe : « Les forçats du nucléaire ». Contexte discriminatoire bien réel d'ailleurs en France dans tous les domaines de l'industrie.

    Après l'article sur le Japon, lire aussi les deux articles qui suivent sur la situation en France.

    Gaulois.

    Entretien 15/01/2012 à 12h33

    Nucléaire au Japon : « L'Etat est un traître pour les travailleurs »

    Thierry Ribault | Economiste au CNRS

     Une femme manifeste contre le nucléaire. Sur la banderole : « Maman que se passe-t-il ? » (Thierry Ribault)

     Nasubi est engagé depuis 1986 dans la défense des droits des travailleurs journaliers, notamment dans les « yoseba », grands marchés de main-d'œuvre temporaire largement sous contrôle des yakuzas, que l'on trouve à Tokyo (San'ya), à Osaka (Kamagasaki) ou encore à Yokohama (Kotobuki).

    En juillet 2011, Nasubi a publié sous ce nom d'emprunt, un « Manuel de sécurité à l'usage des travailleurs du nucléaire ». Nous l'avons rencontré le 11 décembre 2011 à Tokyo, peu avant le départ d'une manifestation antinucléaire, devant les bâtiments du ministère de l'Economie, du Commerce et de l'Industrie.

    Thierry Ribault : Comment est né votre engagement et en quoi consiste-t-il ?

    Nasubi : Mon engagement actuel dans la lutte antinucléaire consiste à faire connaître les conditions de vie et de travail des travailleurs du nucléaire et le système de sous-traitance dont ils font l'objet. A l'origine, je luttais dans les mouvements de travailleurs journaliers. Beaucoup d'entre eux ont été, et sont toujours, recrutés pour être envoyés dans les centrales nucléaires.

    Les militants antinucléaires connaissent le problème, mais ne s'engagent pas suffisamment par rapport aux problèmes spécifiques de ces travailleurs. Les syndicats japonais ne se préoccupent pas plus de la défense de leurs droits. Beaucoup de travailleurs du nucléaire sont morts de cancer. Les autres ont actuellement de graves problèmes de santé, mais les mouvements syndicaux sont restés et demeurent silencieux.

    Le seul mouvement de travailleurs du nucléaire qui ait eu lieu est celui de la centrale de Tsuruga, dans le département de Fukui, entre 1981 et 1987 [un dysfonctionnement du système d'écoulement des eaux du réacteur n°1 a causé le rejet de 16 tonnes d'eau fortement radioactive issue du système de refroidissement. L'accident a été révélé en avril 1981, quarante jours après les faits, ndla].

    Discriminés par les syndicats

    Pourquoi ce silence des syndicats ?

    La réalité du travail dans les centrales nucléaires n'a jamais été transparente. On ignore ce qui se passe exactement à l'intérieur. Les travailleurs du nucléaire font, en outre, l'objet d'une discrimination, y compris de la part des syndicats. Non seulement parce que le fonds de commerce de ces derniers est la main-d'œuvre « régulière », mais aussi parce que le nucléaire concerne les castes inférieures de la société, contraintes d'aller travailler dans les centrales.

    C'est un sujet politique et délicat. Les grandes centrales syndicales nationales étant, de fait, pronucléaires, les petits syndicats n'ont jamais voulu s'opposer à cette position et n'ont pas osé remettre en cause les conditions d'existence et de travail des travailleurs embauchés par les sous-traitants.

    Quelle est la situation pour les travailleurs réguliers du nucléaire ?

    C'est totalement différent. Employés de Tepco [opérateur de la centrale nucléaire accidentée, Fukushima Daiichi, ndlr], ils forment l'élite de l'entreprise et ne sont donc pas exposés à la radiation, mais travaillent dans les salles de contrôle, sur des ordinateurs. Ce sont en priorité les travailleurs journaliers, grande majorité des travailleurs d'une centrale, qui font le nettoyage et travaillent directement dans les réacteurs.

    Recrutés comme des prostituées

    D'où viennent ces travailleurs journaliers ?

    D'horizons différents. Certains d'entre eux sont des travailleurs licenciés d'autres secteurs. La majorité vient des régions rurales, là où il n'y a plus suffisamment de travail. Le nucléaire n'a pas besoin de beaucoup de gens qualifiés ou ayant des aptitudes certifiées, ce qui explique aussi pourquoi les travailleurs de ce secteur sont discriminés.

    Le système de recrutement de cette main-d'œuvre est comparable à celui des prostituées. De la même manière que les yakuzas orientent vers la prostitution les femmes sans travail et organisent leur activité, ils disent aux hommes : « Allez travailler dans les centrales nucléaires. » Pour les femmes c'est la prostitution, pour les hommes c'est la centrale.

    De même, pas plus que les féministes ne se sont mobilisées pour les femmes de l'industrie du sexe, les syndicats ne se sont mobilisés pour les travailleurs journaliers du nucléaire.

    Par les yakusas ? Tepco : « Ça n'existe pas »

    Quel est le rôle des yakuzas ?

    Depuis la fin du XIXe siècle, dans le monde du travail, il y a une face positive et une face négative. La face négative, ce sont les yakuzas. Dans l'objectif de moderniser le Japon à la fin du XIXe siècle, l'Etat s'est allié à l'industrie et à la mafia avec pour but de développer et aménager le territoire. Pour ce faire, l'Etat a besoin des services de la mafia qui mobilise les travailleurs issus des couches basses de la société.

    Le nucléaire est un exemple typique de ces pratiques. Officiellement, l'Etat et Tepco affirment qu'il n'y a que deux ou trois niveaux de sous-traitance, mais de fait, ils savent très bien qu'il y en a huit ou neuf. Ils acceptent donc totalement et implicitement que le recrutement s'opère de façon mafieuse, même si c'est, bien sûr, proscrit par la loi.

    Au cours des négociations avec les ministères, de nombreuses informations circulent sur les procédures de recrutement. Les journalistes ont écrit sur le sujet. L'Etat ne peut pas dire que ces pratiques n'existent pas.

    Pourtant, lorsque nous demandons à l'Etat de mener des enquêtes sur cette réalité, on nous rétorque qu'on a donné l'ordre à Tepco d'enquêter et que sa réponse est : « Ça n'existe pas. » Cette réponse est acceptée et aucune enquête officielle n'est menée sur le sujet.

    En avril, l'Etat et Tepco ont créé un comité visant à empêcher la participation des groupes illégaux dans la reconstruction après la catastrophe de Fukushima. Le raisonnement était le suivant : jusqu'à présent, il n'y avait pas de yakuzas dans les travaux publics, mais dans le contexte actuel ils manifestent leur volonté de prendre part à la reconstruction. Il faut donc les en empêcher.

    Ainsi, selon cette logique, l'Etat se sauve la face en montrant qu'il lutte contre les yakuzas, alors qu'en réalité ils sont déjà présents ! L'Etat est un traître pour les travailleurs.

    Des accidents du travail non reconnus

    Qu'en est-il des victimes parmi les travailleurs du nucléaire ?

    Les centrales ont démarré en 1966. Depuis, 500 000 travailleurs ont été mobilisés dans ce secteur. Parmi eux, vingt seulement ont fait une demande de reconnaissance d'accident du travail, et dix demandes ont été reconnues.

    Jusqu'en juin dernier, le ministère de la Santé n'avait jamais communiqué ces chiffres. C'est au moment de la négociation que nous les avons obtenus. Plus précisément, nous avons pris connaissance de l'existence de sept cas de reconnaissance. Puis nous avons appris que trois autres personnes n'avaient jamais été signalées par le ministère.

    Pour faire établir une demande de reconnaissance d'accident du travail, l'employé doit être en principe muni d'un certificat attestant ses durées et périodes d'intervention. Le patron peut toutefois refuser de lui fournir ce certificat.

    Si le travailleur insiste pour l'obtenir, très souvent il se verra proposer une indemnisation pécuniaire qui peut aller de 6 millions à 30 millions de yens (environ 60 000 à 300 000 euros), en lieu et place d'une déclaration d'un accident du travail. Il s'agit d'un arrangement.

    Y a-t-il beaucoup d'arrangements de cette sorte ?

    Beaucoup. Et lorsqu'ils acceptent un tel arrangement, les travailleurs s'engagent à ne pas en parler. C'est à ce point caché que certains politiciens clament qu'aucun travailleur n'est jamais mort à cause du nucléaire.

    Peu de contrats de travail

    Les temporaires ont-ils des contrats de travail ?

    Très peu de travailleurs du nucléaire ont un contrat, et il peut arriver qu'on envoie les personnes sur des lieux de travail imprévus, ce qui est évidemment contraire au code du travail. L'absence de contrat est une caractéristique des pratiques de la sous-traitance. Aux premier et deuxième niveaux, il peut y avoir des contrats, mais pas au-delà.

    Actuellement, cette absence de contrat fait l'objet de critiques, ce qui amène certains patrons à modifier leur attitude mais en contrepartie, les travailleurs doivent s'engager à ne pas porter plainte en cas d'accident. Beaucoup de travailleurs ont témoigné de cette pratique illégale. Tepco est responsable, bien sûr, mais aussi les mouvements qui ne se sont pas suffisamment mobilisés.

    Après le 11 mars 2011 [date de l'accident nucléaire, ndlr], les mouvements de travailleurs journaliers se sont toutefois engagés. J'ai publié une brochure intitulée « Manuel de sécurité à l'usage des travailleurs du nucléaire ». Mais la grève demeure l'action la plus efficace.

    Une brochure pour pallier le manque d'infos

    En quoi consiste cette brochure ?

    L'entreprise, qui est pourtant responsable, ne communique pas les informations de base. Notre brochure explique que le travailleur peut demander un contrat et obtenir un carnet de contrôle indiquant sa dose reçue notée par l'entreprise. Cette dernière a l'obligation de le faire mais la plupart du temps elle ne la communique pas, et le travailleur l'ignore.

    Nous expliquons aussi comment porter correctement la combinaison et mettre en place les filtres dans les masques, qui sont la plupart du temps inexistants. En principe, les anciens peuvent fournir ces explications, mais actuellement à Fukushima, nombre de travailleurs sont de nouvelles recrues n'ayant jamais travaillé dans les centrales nucléaires.

    Qui sont ces travailleurs ?

    Ils viennent de tout le Japon. Ce sont des étrangers. Il y a de nombreux Philippins actuellement. Les travailleurs japonais nous disent qu'ils effectuent les travaux les plus dangereux, ceux que les Japonais ne font pas. Il y a aussi des « burakumin », descendants de la caste des parias. Ce sont, de manière plus large, des travailleurs issus de familles pauvres.

    « Une permanence à Fukushima »

    Quelles actions envisagez-vous ?

    Nous voulons ouvrir un point de consultation permanent à Fukushima pour les travailleurs du nucléaire. Il n'y a pas que ceux des centrales qui sont irradiés : les autres catégories de travailleurs sont également concernées, dans les travaux publics par exemple. Il faut aussi négocier avec les ministères et avec les entreprises de recrutement qui envoient des travailleurs à Fukushima en leur faisant croire qu'ils vont travailler ailleurs.

    Ainsi, des journaliers recrutés à San'ya à Tokyo, ont été envoyés dans les égouts de la ville de Fukushima. Une fois sur place, on leur a fourni des combinaisons antinucléaires, des masques et des instruments identiques à ceux utilisés dans une centrale. Mais ils n'étaient pas informés du taux de radiation sur les lieux. Si nous ouvrons une permanence, nous aurons du monde.

    D'après la loi relative aux dédommagements des accidents du nucléaire, l'entreprise a la responsabilité ultime. Nous allons donc négocier avec les sociétés de recrutement, puis avec Tepco. Jusqu'à présent, aucun dédommagement n'a jamais été accordé par Tepco, ni par aucun autre opérateur du nucléaire au Japon. Et les syndicats n'ont jamais fait de procès aux entreprises. Nous changerons cette situation.

    Thierry Ribault est co-auteur avec Nadine Ribault de « Les Sanctuaires de l'abîme - Chronique du désastre de Fukushima », éd. de L'Encyclopédie des nuisances, Paris, mars 2012.

     

    En France

    Les esclaves du nucléaire

    Il y a pire que la complicité : la volonté délibérée, pour une entreprise publique, de s'affranchir des règles sanitaires protégeant les individus.

    Dans les centrales EDF, mais également dans les usines de la Cogema et certains sites du CEA, le recours aux sociétés sous-traitantes est ainsi devenue la règle. Ces « intermittents du nucléaire » ont remplacé au fil des années les personnels statutaires pour les opérations de maintenance des installations. Dans les centrales, ils interviennent surtout durant les « arrêts de tranche », lorsque les réacteurs sont stoppés temporairement pour permettre des réparations ou le rechargement en combustible. Ces activités sont à la fois « saisonnières » et réparties sur l'ensemble du parc nucléaire. Il est intéressant de comprendre les raisons, avouées ou cachées, de cette évolution.

    Ces vingt-neuf mille intermittents - vingt-deux mille rien que pour EDF - travaillent soit en contrat à durée déterminée (CDD), soit en mission d'intérim, soit en contrat à durée de fin de chantier (CDIC). EDF peut être l'employeur direct, comme peuvent l'être des entreprises prestataires, au nombre de mille environ. Celles-ci recourent souvent elles-mêmes aux CDD ou à l'intérim. Il arrive que ces galériens se baladent dans la France entière, au gré des commandes de leurs entreprises. Sur France 3, une spectaculaire « Marche du siècle » a été consacrée par Jean-Marie Cavada, à ces « nomades du nucléaire » en juin 1997.

    Les innombrables incidents répertoriés par l'autorité de sûreté doivent beaucoup au recours excessif à ces prestataires extérieurs. Les agents d'EDF déplorent également cette cohabitation avec des travailleurs qui n'ont pas la même culture, et dont ils sont en outre chargés d'évaluer les performances. Au nom de la défense de l'emploi, les syndicats exigent des exploitants qu'ils renoncent aux travailleurs précaires, et réclament leur intégration au sein de l'entreprise. Ce qu'EDF s'est toujours refusé à envisager, pour des raisons économiques évidentes.

    La « viande à rems »

    Au début des années 90, le sort des intermittents n'émouvait encore pas grand monde. Au journal, j'avais (1) plusieurs fois reçu des appels téléphoniques ou des courriers de cadres d'EDF, qui souhaitaient tirer publiquement la sonnette d'alarme sur les conditions de plus en plus déplorables, à leurs yeux, dans lesquelles s'effectuait la maintenance des réacteurs. A l'automne 1991, je rencontrai deux de ces hommes : j'avais procédé à quelques vérifications, ils appartenaient bien à la maîtrise d'EDF. Un brin paranoïaques, ils avaient refusé de venir au siège du journal, craignant je ne savais quelle filature ou indiscrétion. Rendez-vous fut donc pris dans un bar.

    S'ils étaient bien réels, les problèmes de sûreté des réacteurs dus à une maintenance anarchique m'apparurent alors trop compliqués. En revanche, je fus impressionnée par certains documents présentés par mes informateurs. Ils détenaient notamment une série de lettres de la Commission des communautés européennes adressée, le 24 mai 1991, au SCPRI et à EDF. La Commission s'étonnait : les doses de radioactivité reçues par les travailleurs français du nucléaire étaient différentes selon qu'elles étaient estimées par EDF ou par le SCPRI. Légèrement différentes ? Non : les chiffres allaient du simple au triple. Du moins pour les agents des entreprises extérieures, qui. effectuaient 80 % des travaux de maintenance dans les centrales.
    Quiconque pénètre sur un site nucléaire accroche au revers de son vêtement un « film dosimétrique », qui témoigne de la quantité d'irradiation absorbée par l'individu. Ce dosimètre est obligatoire. Les films des agents d'EDF sont contrôlés par l'entreprise elle-même qui, chaque mois, les développe. Les films des agents sous-traitants sont pris en main par le SCPRI (aujourd'hui l'OPRI), ce qui n'empêche pas EDF d'effectuer par ailleurs ses propres mesures sur ces personnels.

    Donc, la Commission européenne s'étonnait : le SCPRI avait déclaré, pour l'année 1987 et pour l'ensemble de l'industrie nucléaire française, une dose annuelle collective de 26 homme-sieverts (2) pour sept mille cinq cent quatre-vingt cinq travailleurs extérieurs ; sur la même période, EDF avait déclaré une dose collective de 67 homme-sieverts, pour une population « estimée » de vingt mille travailleurs sous-traitants. La différence est énorme, tant sur les doses que sur le nombre d'agents extérieurs. Cet écart, de presque 300 %, se renouvelle chaque année. La Commission exigeait des explications.

    Mes informateurs me montrèrent la lettre adressée le 17 juin par le chef du département sécurité-radioprotection-environnement d'EDF à son supérieur hiérarchique : « La constatation d'écarts aussi importants pourrait laisser craindre de mauvaises surprises, avec, dans ce cas, un aspect médiatique à prendre en compte. » Il ajoutait : « Aujourd'hui, personne ne peut clairement analyser cet écart. »

    Personne, vraiment ? Depuis deux ans au moins, EDF savait qu'il y avait un problème de dosimétrie dans les entreprises extérieures. Celles-ci connaissent la réglementation : les employés ne doivent pas dépasser une certaine dose d'irradiation annuelle (à cette époque, 50 millisieverts par an, soit 5 rems selon l'ancienne terminologie). Au-delà, le travailleur ne peut plus entrer en zone nucléaire. Les travailleurs eux-mêmes, qui ont peur de perdre leur travail, dissimulent parfois les doses reçues, en ôtant leur dosimètre avant de pénétrer « là où ça crache ». Parfaitement au courant de ces pratiques, EDF a lancé, en 1989, une étude rétrospective sur cinq ans des fichiers informatiques dosimétriques des centrales. Etude interne à EDF, par la force des choses, puisque le SCPRI garde jalousement le secret sur ses propres informations.

    Ce jour-là, mes cadres d'EDF parlèrent de « primes à la dose » et de « radioactivité sous-estimée ». Quelques jours plus tard, ils vinrent enfin au journal, accompagnés cette fois d'un médecin du travail salarié d'EDF. Sous couvert d'anonymat, ils répondirent à une interview, dont voici quelques extraits:

    « D'où EDF tire-t-elle ses informations sur la dosimétrie des agents extérieurs ?

    - En plus de son film réglementaire, chaque agent, EDF et extérieur, entrant en zone est muni d'un dosimètre électronique à affichage numérique. Cet appareil permet de connaître instantanément la dosimétrie qu'on appelle " opérationnelle ". Ainsi, chaque site nucléaire peut compiler chaque jour la dosimétrie de tous les agents. (...)
    Les premières constatations révèlent une situation inquiétante : les agents extérieurs soumis aux plus fortes doses sont les calorifugeurs et les chaudronniers, qui travaillent sur plusieurs réacteurs dans l'année. S'il est difficile de dresser un bilan précis, individu par individu, c'est qu'il y a probablement des fraudes lors de leur enregistrement dans les centrales. Par exemple, on a observé que les noms de ces agents, comme par hasard les plus exposés, n'ont pas la même orthographe selon les sites, ou encore le prénom est différent. Les ordinateurs s'y perdent. Des agents d'entreprises extérieures ont été surpris sans film : ils les laissent dans une cache pour travailler.

    Pourquoi cette confusion organisée ?

    - Il arrive que l'agent lui-même soit négligent parce qu'il méconnaît les risques, ou bien parce qu'il a peur de ne pas être embauché, son emploi étant précaire. Mais ce sont surtout les entreprises sous-traitantes qui veulent " rentabiliser " leurs travailleurs au maximum, sans égard pour les doses.

    Un point nous semble extrêmement grave : dans les stages organisés par EDF pour les entreprises extérieures, les agents ne sont jamais avertis des menaces qui pèsent sur leur espérance de vie lorsqu'ils prennent des doses. On leur laisse croire que, s'ils restent en dessous des normes, les effets sur la santé sont nuls. C'est faux : selon les experts de la Commission internationale de protection radiologique, pour une dose-vie de 50 rems (0,5 sievert), le risque supplémentaire de cancer mortel est de 2 %. Certains agents prennent plus de 50 rems.

    EDF vient de décider la création de DOSINAT, un fichier informatique des agents extérieurs. Est-ce à dire que leur situation va s'améliorer ?

    - DOSINAT est conçu comme un outil de gestion interne. Il n'est pas prévu pour gérer des problèmes de santé. L'art d'un employeur comme EDF n'est pas de gérer la dose au plus bas, mais au contraire de l'optimiser, en fonction du temps de travail prévu par le contrat. Lorsque EDF fera appel à une entreprise extérieure, elle aura intérêt à savoir si les travailleurs sont vierges de dose, pour pouvoir leur mettre le maximum de radiations autorisé dans un laps de temps le plus court possible. Ce sera d'autant plus facile à organiser que la tendance actuelle, dans les entreprises extérieures, est d'organiser des " primes à la dose ", sous diverses formes. Par exemple, en garantissant aux ouvriers un nombre minimal de contrats. La précarité de l'emploi étant ce qu'elle est, c'est une bonne motivation. »

    La publication de cet article eut un impact immédiat : le jour même, les ministres de l'Environnement et de l'Industrie demandaient des explications au chef du SCPRI. Drapé dans son arrogance habituelle, le professeur Pellerin refusa de se justifier. Mais à la Commission de Bruxelles, il venait de déclarer que le SCPRI ne pouvait comptabiliser « qu'une fraction des travailleurs », ceux que leurs employeurs déclarent.

    Le président de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques chargea le député Claude Birraux, auteur d'un rapport sur la sûreté du parc nucléaire, d'approfondir cette question des travailleurs extérieurs. Celui-ci n'a jamais, depuis, cessé de s'intéresser à la question. Dans son dernier rapport annuel, paru en mars 1997, il narre avec une certaine lassitude les multiples enquêtes, analyses, études, rebondissements médiatiques et améliorations concrètes survenus depuis l'année 1991. « Notre pays, écrit Claude Birraux, se joue l'un de ces drames sociaux dont il est si coutumier. Une fois de plus, il prend le risque de se ridiculiser sur la scène européenne. »

    Trois mois après la publication de ce dernier rapport, jean-Marie Cavada consacrait sa fameuse « Marche du siècle » aux intermittents du nucléaire. L'émission débutait par un accablant reportage sur les conditions de vie et d'exercice de ces travailleurs. L'enquête et les tournages avaient été effectués par les deux journalistes ayant réalisé le dossier du magazine Sciences et Avenir sur les lacunes de la sûreté nucléaire. Sur le plateau étaient venus témoigner quelques-uns des travailleurs présents dans les reportages, ainsi qu'un patron d'entreprise sous-traitante et un responsable d'EDF. Le député Claude Birraux était également invité, avec le directeur de l'autorité de sûreté nucléaire. Il y avait aussi la CGT, et une sociologue, auteur d'une étude sur la précarisation de la sous-traitance dans l'industrie nucléaire. Polémique, le débat à l'antenne le fut incontestablement ! Cavada s'énerva plus d'une fois contre la langue de bois et la mauvaise foi manifeste des employeurs. Mais les spectateurs ratèrent la seconde mi-temps de ce triste pugilat : hors antenne, durant le « pot » qui réunit traditionnellement les invités, l'animateur s'en prit vertement aux responsables d'EDF, qui avaient tenté durant des semaines de faire avorter l'émission. Cavada parla de « méthodes dignes d'une secte ».

    Nicolas Jacobs, le réalisateur de « La Marche du siècle », m'a raconté ces méthodes : « Longtemps avant la diffusion, EDF a exercé des pressions sur nos témoins. Certains ont été convoqués par la directrice d'une centrale, qui les a menacés de ne plus leur fournir de travail. Curieusement, EDF savait exactement qui les journalistes avaient rencontré, où et quand. EDF a ensuite entrepris en interne une campagne d'intoxication : nos témoins avaient été payés, ils n'étaient finalement que des acteurs professionnels... Quelques jours avant l'émission, tous les directeurs de centrales ont été convoqués au siège d'EDF à Paris, pour peaufiner un argumentaire. Ils avaient dans leurs cartables les fichiers de leurs salariés et de leurs travailleurs extérieurs. Enfin, jusqu'au dernier moment, EDF a menacé de ne pas participer à l'émission, espérant ainsi que nous allions renoncer à ce débat. Nous n'avons renoncé à rien du tout. Mais EDF avait tellement brandi la menace de poursuites judiciaires que j'ai été obligé de couper tout ce qui, dans le reportage, n'était pas étayé par des éléments de preuves irréfutables. J'ai aussi dû couper certaines images qui avaient été tournées sur des sites EDF sans autorisation. Sans quoi certains de nos témoins auraient pu eux-mêmes se retrouver au tribunal. Alors oui, quand Jean-Marie Cavada parle de secte, il a raison ! »

    La gestion de l'emploi par la dose

    Pourquoi une telle panique de la part d'EDF ? Depuis 1991, le suivi des doses reçues par les travailleurs du nucléaire n'a-t-il pas progressé ? La Commission européenne a fermement rappelé à la France la directive Euratom de 1990 jusque-là superbement négligée : « Chaque Etat membre veille à ce que le système de surveillance radiologique donne aux travailleurs extérieurs une protection équivalente à celle dont disposent les travailleurs employés à titre permanent par l'exploitant. »

    DOSINAT, l'outil informatique mis en place en interne par EDF pour calculer les doses d'irradiation à l'intérieur de ses seules centrales, a évolué. En janvier 1997, il s'est transformé en DOSIMO. Ce nouveau système est géré par un Groupement intersyndical de l'industrie nucléaire. Les données concernent désormais, outre les travailleurs intervenant sur les centrales d'EDF, ceux travaillant dans les sites nucléaires de l'armée, de la Cogema, du CEA, des institutions médicales, des accélérateurs de particules privés, et des organismes (le recherche, intérimaires ou salariés permanents. Ainsi, quels que soient leurs lieux de travail successifs, les « nomades » du nucléaire ne devraient plus cumuler des doses supérieures aux normes.

    Apparemment, l'OPRI a lâché du lest sur son traditionnel crédo : « Pas question de faire circuler des données confidentielles qui relèvent du secret médical. » En revanche, il est plus curieux que la Commission nationale informatique et liberté ait toléré pareille entorse à ses principes : un organisme public met à la disposition des employeurs privés des données informatiques permettant une gestion de l'emploi en fonction de critères sanitaires. En réalité, la CNIL n'a rien autorisé du tout : le fameux Groupement intersyndical de l'industrie nucléaire a concocté son superfichier sans lui demander son avis. « Ainsi, notait en 1997 avec un rien d'ironie le député Claude Birraux, on a fini par faire entrer le loup DOSIMO dans la bergerie de la dosimétrie réglementaire. » Pourquoi ce ton sarcastique ? Visiblement, Claude Birraux ne croyait guère à l'efficacité de ce nouvel outil : « Les exploitants et les employeurs ont donné un statut officiel, donc un brevet de respectabilité, à un système techniquement performant, et qui prévoit normalement la communication des résultats dosimétriques à l'exploitant et à l'employeur. Reste désormais pour eux à le faire reconnaître comme le seul bon système, c'est-à-dire celui grâce auquel l'administration pourra juger du respect ou du non-respect des obligations réglementaires en matière d'exposition professionnelle. »

    En février 1998, Martine Aubry a innové en précisant que DOSIMO allait enfin entrer dans un cadre légal. Ces données confidentielles ne devraient être communiquées qu'aux seuls médecins du travail, pour éviter que les employeurs ne retombent dans leur vieux travers de la « gestion de l'emploi par la dose ». Ce genre de garde-fou est à vrai dire purement virtuel : l'indépendance des médecins du travail est très relative quand ils sont salariés par EDF, le CEA ou la Cogema.

    Mais pourquoi diable est-ce si compliqué d'accorder des conditions de travail correctes aux travailleurs nucléaires extérieurs ? En partie parce qu'ils ne relèvent d'aucune convention collective adaptée. Les personnels qui interviennent sur les sites nucléaires dépendent d'au moins sept conventions collectives différentes, parmi lesquelles la métallurgie, la chimie, les bureaux d'études ou la pharmacie. Depuis des années, les syndicats, relayés par des parlementaires, réclament aux pouvoirs publics une convention collective nationale du nucléaire et des industries connexes. En vain : les ministres ont toujours répondu que c'était impossible.

    En décembre 1996, le ministre du Travail Jacques Barrot a présenté un projet visant à interdire le recours à l'intérim et au personnel sous contrat à durée déterminée pour les travaux se déroulant dans les zones les plus dangereuses des installations nucléaires. Rien n'a bougé lorsqu'en juillet 1997, interrogée par un parlementaire, la nouvelle ministre de l'Emploi Martine Aubry a confirmé l'annonce de son prédécesseur : « Il importe (...) que ces salariés particulièrement exposés ne cumulent pas le double handicap d'un risque pour la santé et d'une précarité de leur emploi. Afin d'éviter que l'approche des seuils d'exposition réglementaires ne conduise à la perte pure et simple de leur activité professionnelle, l'interdiction d'accès aux zones particulièrement dangereuses pour les salariés intérimaires ou en contrat à durée déterminée n'est pas à exclure. »

    Electrisée par cette perspective, qui menaçait de mettre à mal ses finances - l'embauche de salariés permanents irait à l'encontre de ses objectifs économiques -, EDF n'a pas tardé à lancer une contre-offensive. Le 11 septembre 1997, la direction du parc nucléaire d'EDF organisait une réunion de travail, dont la CGT nous a communiqué le procès-verbal. « L'appel à ces ressources d'appoint [intérim et CDD] pour intervenir en zone contrôlée est aujourd'hui remis en cause par le ministère du Travail. (...) Un consensus apparaît sur le fait qu'il n'est pas possible de se passer de ce personnel précaire et ce, malgré les démarches déjà lancées par plusieurs sociétés en matière d'annualisation du temps de travail. » Ce préambule étant posé, le séminaire de réflexion a ensuite comparé par le menu les avantages et les inconvénients des statuts respectifs de CDD et intérimaires, tant pour les salariés que pour EDF et pour les entreprises prestataires. Le recours aux intérimaires apparaissant finalement plus pratique, les cadres d'EDF ont imaginé de « créer une charte entre EDF, prestataires et entreprises de travail temporaires ».
    C'est ici que les choses se corsent. Car en janvier 1997, EDF et les « organisations professionnelles représentatives des prestataires de maintenance » avaient déjà signé une « Charte de progrès ». Ce document - considéré comme une plaisanterie par les salariés concernés - précise que « les entreprises prestataires et EDF continuent de refuser que l'atteinte ou l'approche des limites de dose soit un critère de licenciement, en recherchant en commun la réaffectation des salariés à forte dosimétrie vers des activités moins exposées ». En clair, il ne serait plus question de licencier un homme trop irradié pour être encore utile. Sur le plateau de « La Marche du siècle », les travailleurs présents ont témoigné du peu de valeur que leurs employeurs accordaient à cette jolie déclaration d'intention. La charte en projet veut aller encore plus loin dans ce qu'EDF considère comme un progrès, à en croire le document de travail divulgué par la CGT. « Les entreprises de servitudes nucléaires s'engagent (...) à limiter l'exposition de leur personnel d'appoint à une valeur proportionnelle à la durée de leur contrat, et inférieure à 15 millisieverts sur six mois. »

    Du chinois ? Non : il faut se souvenir que la dose maximale admissible pour un travailleur du nucléaire est fixée, selon la réglementation internationale, à 20 millisieverts par an. Au-delà, il doit quitter les zones nucléaires. EDF propose ni plus, ni moins, de remplacer les 20 millisieverts annuels par... 15 millisieverts sur six mois. En entendant cette proposition, les syndicalistes ont failli s'étrangler : « Il est en effet plus intéressant de prendre deux intérimaires à 15 mSv/6 mois (cela permet d'atteindre 30 mSv/an) qu'un contrat à durée indéterminée à 20 mSv/an. »
    Mais ce joli montage, concocté par EDF et les sociétés prestataires, vole en éclats avec la décision de Martine Aubry, annoncée en février 1998 : non seulement le recours aux intermittents est désormais interdit dans les zones nucléaires les plus dangereuses, mais les doses de radioactivité reçues par les travailleurs devront être proportionnelles à la durée de leur contrat de travail. Plus question de prendre en une semaine la dose admise sur un an, et d'être « jeté » ensuite ! Du moins en principe. EDF, qui estimait six mois plus tôt qu'il n'était « pas possible de se passer de ce personnel précaire », va devoir inventer autre chose.

    Dans quelques années les premières centrales nucléaires arriveront en bout de course. Déjà, l'usine de retraitement de Marcoule est fermée. De nombreuses installations obsolètes attendent que la radioactivité décroisse un peu pour subir les premiers démontages. Dans dix ans au plus tard, plusieurs chantiers de démantèlement débuteront en France. Les sociétés spécialisées dans la décontamination ne sont pas assez nombreuses, ni assez fournies en personnels. Alors débarqueront des sous-traitants issus de la filière BTP (bâtiment et travaux publics). Ils n'auront aucune formation spécifique, et devront affronter des monstres irradiants. On les enverra au coeur de la machine nucléaire. Comment s'en sortiront-ils ? Qui s'intéressera à eux ?

    Extrait de "Ce nucléaire qu'on nous cache",
    Michèle Rivasi - Hélène Crié,
    Albin Michel, 1998.

    1) Hélène Crié
    2) Calculée à partir de la somme des doses individuelles reçues par le groupe étudié, c'est l'unité permettant d'évaluer la dose collective.

     

    Lire aussi :
    - Femme de ménage atomique intérimaire (à La Hague)

    - Je ne veux pas disparaître sans avoir témoigné (intérimaire au CERN)

    - CERN : la face cachée

     

    Les oubliés du nucléaire 

     mercredi 27 juin 2007 - http://www.naturavox.fr/article.php3?id_article=1197   Dans les centrales atomiques, la maintenance est déléguée à des sous-traitants qui prennent d’importantes doses de radioactivité. «Gueules noires» anonymes des temps modernes, ils sont les oubliés du nucléaire...

    Ils sont robinetiers, soudeurs, électriciens, chaudronniers, décontaminateurs ou commis. Ils seraient 20.000 en France et près d’un millier en Belgique. On les appelle lors des «arrêts de tranche», quand il faut remplacer le combustible usé dans un réacteur nucléaire. Ils effectuent alors des opérations de contrôle et de maintenance sur des parties de l’installation inaccessibles en temps normal. Dans leur combinaison «Muru» – pour Mururoa, cette île du Pacifique où la France effectuait ses essais nucléaires militaires –, ils bossent «en zone». Là où «ça crache», où «ça pète». Ils prennent des doses importantes de radioactivité pour assurer la sécurité des centrales. Et donc notre sécurité. Ce sont les «gueules noires» anonymes des temps modernes, qui font le sale boulot pour que nous puissions nous éclairer, cuisiner, vivre confortablement.

    Mi-mars, à l’occasion d’un arrêt de tranche à Tihange, ils étaient environ 1.200 à débarquer de France, d’Allemagne, du Portugal… Venus prêter main forte aux 700 statutaires et 500 sous-traitants permanents de la centrale, ils sont restés un mois, logeant dans les hôtels, motels et campings de la région. Avant de repartir vers un autre arrêt de tranche, en France, en Allemagne, en Suisse ou ailleurs. «Les salariés des centrales, quand il y a un arrêt de tranche, ils vivent un stress, mais c’est une fois par an, explique un de ces saisonniers français de l’atome. Nous on sort du stress d’un arrêt de tranche, on fait 600 km et on retombe dans l’arrêt de tranche suivant. On en fait 10 par an(1).»

    Doses 8 à 15 fois plus fortes

    En France, c’est en 1988 qu’EDF a choisi de sous-traiter massivement la maintenance de ses centrales. Le volume de travail sous-traité est ainsi passé de 20% à 80% en 5 ans. «En Belgique, le tournant a été pris vers 1995, quand Suez est devenu actionnaire d’Electrabel, note Jean-Marc Pirotton, délégué FGTB Gazelco à la centrale nucléaire de Tihange. La tendance est bien sûr de sous-traiter les tâches les plus pénalisantes en doses. A terme, les statutaires d’Electrabel n’auront plus en matière de maintenance qu’un rôle de gestionnaires de sous-traitants.»

    En France, les travailleurs sous-traitants reçoivent 80% de la dose collective annuelle enregistrée sur les sites nucléaires. Les doses moyennes qu’ils encaissent sont 8 à 15 fois plus élevées que celles des agents EDF qui travaillent en zone. Les chiffres seraient du même ordre en Belgique. Ainsi Electrabel et EDF transfèrent-ils massivement le risque d’irradiation vers les travailleurs de la sous-traitance... qui se fait souvent en cascade. «En bout de chaîne, il est fréquent de trouver des intérimaires qui n’ont pas toujours les compétences requises», déplore Jean-Marc Pirotton.

    Pour la plupart des sous-traitants, la visite médicale (deux fois par an en Belgique) se réduit à un «rite d’aptitude» pour pouvoir travailler en zone, sans rapport avec une action continue de surveillance et de protection de la santé à laquelle les salariés sont soumis. Bref, dans les centrales, le travail sous-traité disparaît des «ressources humaines» pour être reporté dans les «achats», régulés essentiellement par la concurrence. Ainsi, ceux qui génèrent les risques – les exploitants de centrale – ne doivent plus en assumer les conséquences en cas d’accident de travail ou de maladie professionnelle...

    Si les contraintes de sécurité imposées par la direction sont les mêmes pour tous, le message délivré aux sous-traitants varie en revanche selon l’employeur. «Sur les quelque 1.200 saisonniers qui débarquent pour un arrêt de tranche, environ deux tiers proviennent d’entreprises structurées, avec délégation syndicale», estime à la louche Jean-Marc Pirotton. «Les autres, on ne les connaît pas, enchaîne Constant Koumbounis, délégué FGTB chez Fabricom-GTI, une filiale de Suez qui est un des principaux sous-traitants d’Electrabel à Tihange. Ceux qui bossent pour des petits patrons, les “marchands d’hommes”, ils ne parlent pas. Ils se changent dans la camionnette et cassent la croûte sur leur coffre à outils. Pour eux, le message de sécurité n’est pas du tout le même...»

    Dosimètre au vestiaire

    Les travailleurs qui opèrent en zone ont droit à un quota annuel d’irradiation. S’ils le dépassent, ils sont interdits de centrale. Les salariés sont mis au chômage technique, avec perte de revenus. Les intérimaires, eux, perdent leur job. Ainsi, lorsqu’ils frôlent leur quota, certains travailleurs laissent volontairement leur dosimètre au vestiaire... Pour d’autres, c’est un ordre. «Une fois, je travaillais la nuit ; il n’y avait pas d’agents de radioprotection, témoigne Antonio, un intérimaire français habitué depuis quatre ans aux petits contrats (2). Mon chef m’a demandé de déposer mon dosimètre et d’aller reprendre le double de la dose. J’ai refusé et j’ai été viré.»

    Une exception ? Pas vraiment. Dans le rapport 2005 remis au directeur d’EDF par l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection, le «défaut de port de dosimètres» était repris dans les «situations répétitives et à risque». Et en Belgique ? «C’est déjà arrivé à Doel, à Tihange, et à mon avis ça arrive dans toutes les centrales nucléaires du monde, lance Jean-Marc Pirotton. C’est bien sûr décrié par la direction, mais il n’y a pas toujours un ingénieur d’Electrabel derrière les sous-traitants...»

    A court terme, ces «petits arrangements avec la radioactivité» conviennent à tous : l’ouvrier peut continuer à travailler, le sous-traitant est bien vu par l’exploitant de la centrale car il passe pour bien gérer les doses de ses travailleurs, et l’exploitant lui-même peut afficher une dose collective annuelle en baisse. Ce qui est excellent pour son image. 

    (1) Propos recueillis en mars 2007 par le réalisateur belge Alain de Halleux, qui prépare un documentaire de 52 minutes sur le sujet.
    (2)
    Travailler peut nuire gravement à votre santé, Annie Thébaud-Mony, La Découverte, 2007, p.105.

      



     

     

     


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