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    Tchernobyl une catastrophe.


     J'aurais pu classer cet article dans la rubrique " Nucléaire ".                                                   

    Mais Il est incontestable que la catastrophe de Tchernobyl

    a remué nombre de consciences, en particulier de  quelques                          

    scientifiques indépendants et soucieux de vérité.                                                                      

    C'est pour cette raison que je le classe dans cette rubrique " Nucléaire - Tchernobyl ".

    La récente catastrophe de Fukushima éveillera-t-elle d'autres consciences.  Gaulois. 




    Interview d'Ivo Rens par Jean Musy pour Radio Zones, sur le livre de Bella et Roger BELBEOCH, ( Physiciens )

    Tchernobyl, une catastrophe ,Edition Allia, Paris, 1993, 220 pages.

    Réalisée le 24 mai 2011 (embargo 10-06-2011).

    Vous avez choisi de nous parler aujourd'hui d'un livre plus récent que la plupart de ceux que vous nous avez présentés jusqu'ici et qui traite d'une catastrophe nucléaire, celle de Tchernobyl. Jusqu'ici, le nucléaire apparaissait en filigrane dans vos présentations d'ouvrages passés en rapport avec l'écologie politique. Est-ce à dire que la catastrophe de Fukushima vous a incité à traiter du seul précédent comparable?

    Elle m'a incité, en effet, à intervertir quelques-uns des ouvrages que je me propose de présenter et m'a conduit à commencer par celui-ci.
    A ma connaissance, de tous les ouvrages parus en anglais et en français jusqu'en 1993, Tchernobyl, une catastrophe est de loin le plus exhaustif. Ses auteurs, les époux Belbéoch, tous deux physiciens dissidents par rapport à l'establishment nucléaire français, sont des observateurs aux compétences incontestables, animés par un rare souci d'objectivité, d'impartialité et d'indépendance, mais aussi par une lucidité exemplaire et par une exigence éthique plus rare et plus exemplaire encore. Nés en 1928 Roger et Bella Belbéoch sont physiciens, ingénieurs de l'Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la Ville de Paris (ESPCI). Roger a travaillé dans un laboratoire universitaire de recherche (Orsay, Paris-Sud) et s'est spécialisé dans les accélérateurs de particules et la physique des faisceaux de haute énergie. Bella est ingénieur-docteur et a travaillé au Centre d'Études Nucléaires de Saclay (CEA) où elle a étudié, par rayons X, les propriétés structurales des solides tant en recherche appliquée que fondamentale. Ils ont publié plusieurs ouvrages et quantité d'articles et d'études scientifiques sur les effets des rayonnements ionisants sur le vivant, notamment dans la Gazette nucléaire et dans Stratégies Energétiques, Biosphère & Société (SEBES), deux publications périodiques accessibles en ligne sur la Toile.
    Certes, depuis 1993, d'autres publications sont intervenues qui ont complété le tableau présenté par les époux Belbéoch. Je signalerai brièvement l'une d'entre elles.

    Dans le titre de l'ouvrage de Bella et Roger Belbéoch, un terme me frappe, celui de catastrophe. Que faut-il entendre par là ?

    Bella et Roger Belbéoch n'ont pas entrepris de retracer l'histoire du mot catastrophe ni d'en poser une définition définitive. Mais il apparaît, dès les premières pages de leur livre, que la catastrophe dont ils rendent compte se démarque des plus grands accidents industriels du passé par ses nouvelles dimensions spatiales et temporelles, par l'ampleur des interventions étatiques et internationales ainsi que par la quantité et la nature des dommages occasionnés par elle à d'innombrables victimes passées, présentes et à venir. Certes, d'autres accidents nucléaires ont eu lieu avant Tchernobyl, mais aucune catastrophe, si l'on excepte toutefois Hiroshima et Nagasaki ainsi que l'accident de Kychtym, alias Tchéliabinsk, survenu en 1957 dans l'URSS de Staline, mais connu en Occident seulement depuis la publication en 1979 de Nuclear Disaster in the Urals due à la plume du biologiste dissident russe Jaurès Medvedev, dont la traduction française en 1988 est préfacée par Bella Belbéoch.

    Que s'est-il passé à Tchernobyl le 26 avril 1986 ? Tout d'abord, à quoi est due cette catastrophe ? Et qui en sont les responsables ?

    A vos trois questions, des réponses fort diverses ont été données, qui parfois ne s'excluent pas les unes des autres, mais souvent relèvent de la propagande, voire de l'intoxication.
    Ainsi, en réponse à la première question, des responsables français de l'électronucléaire sont allés jusqu'à affirmer que Tchernobyl n'était pas une catastrophe nucléaire mais bien une catastrophe soviétique !
    Il y a bien eu, en tout cas, une explosion dans le réacteur No 4 de la centrale nucléaire soviétique de Tchernobyl le 26 avril 1986.
    Pour répondre à la deuxième de vos trois questions, je me contenterai de citer les Belbéoch:
    « Deux explosions ont détruit le réacteur. La première est une explosion nucléaire équivalente à 250 kg de TNT, la seconde une explosion d'hydrogène. » (Belbéoch, p. 121)
    Certes, les réacteurs de cette centrale relevaient d'une famille de réacteurs, les RBMK, dont la neutronique était modérée par du graphite, comme dans la première génération de réacteurs français, tandis que la quasi totalité des réacteurs de par le monde (PWR et BWR) utilisent l'eau comme modérateur. Il semble bien que les réacteurs RBMK soient intrinsèquement plus instables que les PWR et BWR et que les opérateurs du réacteur No 4 entreprirent des manoeuvres hasardeuses.
    Cela dit, les responsables du désastre sont-ils les opérateurs maladroits, ou bien les concepteurs de ces réacteurs et ceux du programme nucléaire soviétique ? Pour les Belbéoch, les vrais responsables sont bien les concepteurs.

    Quelles ont été les conséquences de l'explosion du réacteur No 4 de Tchernobyl ?

    C'est là une question immense. Selon les Belbéoch, il faut distinguer, à tout le moins, la gestion de la crise en URSS, les interférences politiques internationales, les conséquences radiologiques et écologiques dans les premières années qui suivirent l'accident, enfin les conséquences radiologiques et écologiques à long terme.

    Abordons-les donc dans cet ordre ! Comment la crise humanitaire fut-elle gérée en URSS ?

    C'est, bien sûr, dans l'urgence, que les autorités soviétiques s'efforcèrent d'enrayer, par divers moyens, les rejets de particules radioactives dans l'environnement, ce qui entraîna la mort par irradiation des premiers intervenants sur le réacteur éventré. Encore dans l'urgence, elles suscitèrent l'héroïsme des quelque 600'000 « liquidateurs » chargés de « nettoyer » le site, héroïsme favorisé, il est vrai, par leur ignorance des effets des fortes doses de rayonnement. Toujours dans l'urgence, elles décidèrent d'évacuer 135'000 personnes qui vivaient dans les 3'000 kilomètres carrés autour de la centrale en Ukraine, en Biélorussie et dans la Fédération de Russie. Enfin elles entreprirent la construction d'un sarcophage pour tenter de confiner la radioactivité?
    Ces décisions, souvent improvisées faute d'avoir été anticipées, contribuèrent à réduire considérablement le nombre des victimes immédiates et différées de l'accident.
    Prémonitoirement, Bella et Roger Belbéoch écrivent : « Il sera probablement plus difficile de trouver des héros lors des prochains accidents, et cela nécessitera certaines mesures pour susciter ce genre de volontariat. » (Belbéoch, p. 13)

    Quelles furent les interférences politiques internationales de l'accident ?

    Les retombées radioactives de l'explosion de Tchernobyl débordèrent de beaucoup le territoire soviétique et contaminèrent différentes régions d'Europe, même si le professeur Pellerin, haut fonctionnaire du ministère français de la santé, s'efforça de faire accroire aux Français qu'elles s'étaient arrêtées aux frontières de l'Hexagone.
    Faute de connaissances radiologiques, et circonvenus par les experts issus des milieux nucléocrates, les media occidentaux véhiculèrent souvent l'idée que le bilan de l'accident oscillait autour d'une trentaine de décès par irradiation, moins donc qu'un banal accident d'avion. Ainsi, ils firent écho au Directeur de la sûreté nucléaire de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) qui déclara en août 1986 : « Même s'il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une source d'énergie intéressante. » (Belbéoch, p. 16)
    Se réclamant de la « glasnost » prônée par Gorbachev, l'URSS s'empressa de faire appel à l'AIEA qui organisa une conférence internationale à Vienne en août 1986. Etrangement, cette conférence se tint à huis clos. Plus étrangement encore, l'une des annexes du Rapport qu'y présenta la délégation soviétique fut censurée. Il s'agissait de l'annexe 7 qui détaillait les effets enregistrés sur les personnes ayant été très fortement irradiées et les doses encaissées par les populations exposées.
    En application des normes posées par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), cette annexe du Rapport soviétique prévoyait quelque 40'000 cancers radio-induits dans les décennies à venir. Considérant cette prévision par trop alarmiste, les représentants des pays occidentaux obtinrent qu'elle fût divisée par 10, 4'000 victimes faisant de Tchernobyl une catastrophe industrielle plus meurtrière que celle, chimique, de Bhopal survenue en 1984, mais encore « acceptable » pour l'industrie nucléaire.
    Les Belbéoch, pour leur part, estiment que l'annexe en question du Rapport soviétique sousévaluait le nombre de cancers radio-induits car elles ne prenait en considération que l'irradiation externe et négligeait la contamination interne par inhalation et ingestion. (Belbéoch, p. 65)
    En fin de compte, le Comité des Nations Unies sur les effets des rayonnements atomiques (UNSCEAR) opta en 1988 pour une évaluation très en retrait par rapport à l'annexe 7 du Rapport soviétique de 1986 qui fut voué aux oubliettes du système des Nations Unies. (Belbéoch, p. 70, 71)

    Ces estimations divergentes se manifestèrent-elles aussi dans l'appréciation des conséquences radiologiques et écologiques dans les premières années qui suivirent la catastrophe ?

    Ces divergences s'aggravèrent même. Je cite les Belbéoch : « Ainsi, trois années après le désastre, on observa sur les territoires contaminés, loin du site, en Biélorussie et en Ukraine, une aggravation de la morbidité sous des formes quasi épidémiques, en particulier pour les maladies thyroïdiennes chez les enfants, pour les maladies infectieuses et les maladies du sang? Ceci a contribué à la prise de position assez radicale de nombreux scientifiques biélorusses et ukrainiens, ce qui contraste avec le conformisme habituel, voire la servilité, des milieux scientifiques. » (Belbéoch, p. 35)
    En revanche, dans les milieux des promoteurs occidentaux de l'électronucléaire, les premières manifestations de morbidité anormale dans les régions contaminées furent interprétées comme une « somatisation de la radiophobie ». Ainsi dans la revue américaine Nucleonics Week du 1er février 1990, on put lire « D'après le professeur Albrecht Kellerer de l'Université de Würzburg, aucun des problèmes de santé observés chez les gens habitant dans les régions d'Ukraine, de Biélorussie et de la Fédération de Russie, contaminés en avril 1986 par le désastre de Tchernobyl, ne sont la conséquence du rayonnement. » (Belbéoch, p. 33 à 35)
    L'engouement des experts occidentaux pour la radiophobie fut freinée par les données de la médecine vétérinaire concernant l'accroissement de la mortalité et des naissances monstrueuses dans le cheptel, les animaux n'étant apparemment pas sujets à cette affection psychiatrique.
    A la demande de l'URSS, l'OMS envoya, dans l'été 1989, une délégation pour examiner les normes de radioprotection à appliquer aux populations vivant dans des districts à niveaux élevés de contamination radioactive. Cette délégation composée de trois experts, dont le professeur Pellerin - celui-là même qui avait prétendument « arrêté » le nuage radioactif aux frontières de l'Hexagone - recommanda aux autorités soviétiques d'appliquer des normes deux à trois fois plus élevées que la limite maximale autorisée par la législation française, laquelle était d'ailleurs cinq fois supérieure à celle recommandée par la Commission internationale de radioprotection. (Belbéoch, p. 116)
    Créée en 1957 pour promouvoir « l'atome pour la paix », l'AIEA s'était efforcé, de son côté, depuis 1986, de banaliser l'accident. A ce propos, Bella et Roger Belbéoch écrivent : « Personne ne semble trouver anormal que ces promoteurs se soient chargés à la fois des problèmes de sûreté des réacteurs et de l'évaluation de l'impact sanitaire de l'accident. Le conflit d'intérêt n'a jamais été évoqué pour l'AIEA. » (Belbéoch, p. 127)

    Que disent Bella et Roger Belbéoch des conséquences radiologiques et écologiques différées de l'accident de Tchernobyl ?

    Ces auteurs distinguent la situation perçue entre 1989 et l'effondrement de l'URSS en 1991 et le bilan de la catastrophe tel qu'ils l'ébauchent au tout début de 1993, à l'époque où ils achèvent l'écriture de leur ouvrage.
    En 1989, des cartes de contamination radioactive révélèrent que des zones beaucoup plus importantes que prévues étaient impropres à l'élevage et à la production agricole. Des tensions apparurent entre les exigences des autorités biélorusses, ukrainiennes ou russes, désireuses de protéger au maximum leurs populations, et les autorités soviétiques plus enclines à minimiser les problèmes, comme les y incitaient l'AIEA, l'OMS et les Etats occidentaux.
    Ainsi le Parlement biélorusse adopta, en octobre 1989, un plan d'évacuation complémentaire de 118'300 habitants de 526 localités. Toutefois, cette décision, ainsi que celles que prirent ou envisagèrent les autorités ukrainiennes et russes, ne furent que partiellement appliquées en raison de l'effondrement de l'URSS et des ressources limitées des Etats qui lui succédèrent. Il n'en reste pas moins que trois à sept ans après l'accident, on évacua autant d'habitants qu'au lendemain de la catastrophe. (Belbéoch, p. 173)
    Je m'abstiens délibérément d'entrer dans le détail des mesures de rayonnement et de leurs effets sur le vivant, en curies, becquerels, rems ou millisieverts, auxquels se livrent à juste titre en tant que physiciens les auteurs, pour m'en tenir à leurs conclusions :
    En dépit de la construction d'un mur souterrain et d'une centaine des barrages filtrant construits pour empêcher les eaux polluées par Tchernobyl de se déverser dans la rivière Pripyat, affluent du Dniepr, c'est tout le bassin de Kiev et même la Mer noire qui, à terme, seront contaminés.
    Quant à la superficie totale des territoires contaminés, elle s'élevait officiellement en 1991, pour les trois Républiques, à plus de 100'000 km2, soit plus de deux fois celle de la Suisse. Certes, la contamination radioactive décroîtra avec le temps, mais elle ne retrouvera ses niveaux antérieurs à la catastrophe qu'après des siècles pour les sols contaminés par le césium et le strontium. Pour ce qui concerne ceux contaminés au plutonium, qui est hyper-toxique, ils le resteront pendant de très nombreux milliers d'années. Quant à la décontamination que certains experts avaient préconisée, elle s'avéra totalement irréalisable.
    C'est dire que, en 1993, on était encore loin de pouvoir établir un bilan définitif.

    Mais qu'en est-il du nombre de victimes humaines ?

    Le nombre de personnes contaminées dans les trois Républiques dépasse sept millions de personnes. Les souffrances subies par les populations contaminées, à commencer par celles déplacées, ne sont pas mesurables. Les atteintes à leur santé, notamment celles des enfants, ne le sont que partiellement. Le seul vrai remède consisterait à les éloigner des zones contaminées. En revanche, les auteurs donnent deux évaluations chiffrées du nombre de cancers mortels causés par Tchernobyl, la première en fonction du taux retenu en 1990 par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR 1990), la seconde en fonction du taux retenu en 1987 par la Fondation de Recherche sur les Effets des Radiations (RERF 1987) portant sur les survivants d'Hiroshima et Nagasaki.
    Selon l'évaluation de la quantité de rejets radioactifs retenue par l'UNSCEAR, ces chiffres seraient de 30'000 cancers mortels d'après la CIPR (1990) et de 104'000 d'après la RERF (1987) pour la population mondiale.
    Mais, selon l'annexe 7, dûment censurée, du Rapport soviétique de 1986, ces chiffres s'élèveraient, pour la seule URSS et les Etats lui ayant succédé, à 125'000 cancers mortels en application du taux de la CIPR (1990) et à 430'000 en application du taux retenu par la RERF (1987).
    « Ainsi, ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui souffriront des conséquences de Tchernobyl. » (Belbéoch, p. 137)
    En tout état de cause, individuellement les malades n'auront aucun moyen de savoir si leur cancer provient ou non de Tchernobyl.
    « Ainsi, les victimes de Tchernobyl vont mourir sans savoir ce qui les tue et dans les mensonges et l'indifférence de ceux qui sont responsables de leur mort. » (Belbéoch, p. 184)

    Ce bilan de la catastrophe de Tchernobyl n'est-il pas indûment pessimiste ?

    Au contraire ! Des bilans nettement plus pessimistes sont intervenus depuis lors.
    Je n'en citerai qu'un : en 2010, l'Académie des sciences de New York a publié un ouvrage intitulé Chernobyl: Consequences of the Catastrophe for People and the Environment, dû à la plume d'Alexei Yablokov du Centre pour la politique environnementale russe, à Moscou, de Vassili et d'Alexei Nesterenko de l'Institut de sécurité nucléaire, à Minsk. Cet ouvrage évalue le nombre de morts déjà intervenues du fait de Tchernobyl à près d'un million.

    A en croire Bella et Roger Belbéoch, pour les politiques et les technocrates, l'art de gérer une catastrophe consiste à bien la camoufler. (Belbéoch, p. 161)

    Genève, 24 mai 2011.

    Nucléaire : Du risque majeur à la société autoritaire
    Roger Belbéoch

     

     

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    La catastrophe de Tchernobyl a ébranlé les consciences. Mais elle n'a pas suffi à provoquer le vaste débat qu'exige l'émergence de la " société nucléaire ". Parce que les dangers sont énormes, que l'avenir est hypothéqué comme il ne l'a jamais été par aucune civilisation industrielle, un nouveau risque se dessine : celui de la mise en place d'un ordre musclé pour mieux " gérer " le nucléaire.

    L'industrie nucléaire représente certainement, du moins pour le moment, l'aspect le plus important et le plus pur de l'impact social de la science (et des scientifiques bien sûr). C'est la raison pour laquelle les analyses relatives à l'ingérence de la science dans notre société ne s'y intéressent guère.

    Les accidents ont toujours fait partie de la production industrielle. Le risque est reconnu comme une composante de notre société. Mieux, le droit à produire impunément du risque devrait être reconnu comme moteur essentiel du développement technique. Les discours sur le risque se multiplient. On y mêle en vrac les explosions de conduite de gaz dans les immeubles, le tabac, le vagabondage de fûts de produits toxiques, l'accident nucléaire, les chemins de fer, les erreurs de pilotage d'avion, l'ozone, etc.

    L'accident nucléaire est très rarement mentionné pour sa spécificité. Pourtant, avec le nucléaire, l'accident industriel devient majeur. Il passe du stade de production artisanale à un niveau véritablement moderne. D'abord sous-produit à consommation locale il atteint désormais la consommation de masse. En quelques jours l'espace concerné par la catastrophe atteint une dimension jamais envisagée pour les autres types d'industrie. Ses effets peuvent affecter la santé de populations considérables (voir lien) et de leurs descendants pendant des siècles. Si, en 1976, après l'accident de Sévéso, certains responsables italiens de la Santé se sont interrogés pour savoir s'il fallait évacuer Milan, dix ans plus tard à Tchernobyl (voir lien) c'est 135 000 personnes qui furent déménagées d'une région de 300 000 hectares sans espoir de retour. La décision des Soviétiques fut prise en moins de quarante-huit heures et ce délai doit être considéré comme trop long compte tenu des dangers. Les évacuations initiales furent d'ailleurs insuffisantes car il fallut les poursuivre par la suite. Si les décideurs n'avaient pris en compte que des critères de protection sanitaire de la population ce sont de gigantesques territoires qu'ils auraient dû neutraliser (1).

    Une catastrophe nucléaire nécessite l'intervention très rapide de centaines de travailleurs pour limiter l'ampleur du désastre. A Tchernobyl, l'ignorance des dangers du rayonnement et l'existence d'un pouvoir autoritaire ont permis de trouver sans trop de difficultés suffisamment de " volontaires ". La connaissance des dangers risque fort, pour les prochains accidents, de gêner considérablement le recrutement de volontaires, surtout si l'on veut rester en démocratie libérale (2). L'ignorance massive est nécessaire pour une gestion " douce " des crises nucléaires. Comme les responsables sociaux ne peuvent pas être sûrs de maintenir cette ignorance pendant longtemps ils doivent, et devront de plus en plus, mettre en place des structures d'encadrement incompatibles avec les concepts fondamentaux de la démocratie.

    Pour les responsables, l'accident majeur se définit davantage par son impact médiatique que par ses conséquences objectives sur la population. Cela est d'autant plus vrai que, pour le rayonnement, en dehors des doses aiguës conduisant à un nombre restreint de morts spectaculaires, les conséquences lourdes du bilan réel (voir lien) sont différées : plusieurs décennies pour les cancers mortels, générations futures pour les effets génétiques. Les moyens de gestion de ces effets objectifs sont finalement fort limités et surtout très coûteux (évacuations massives et neutralisation de vastes territoires). Par contre, les moyens médiatiques paraissent particulièrement adaptés aux crises : " Dans ce contexte de haute turbulence, la mise en relation - la communication - devient un facteur stratégique de première importance. Communications internes aux organismes concernés, communications entre organisations, communications vers le public à travers les médias (ou par voie directe dans les cas d'urgence extrême) : l'expérience montre la nécessité de maîtriser ces multiples lignes d'information " (3). Ainsi la maitrise du risque majeur passe par la maitrise des médias.

    Contrôle de l'information

    L'information ou plutôt le contrôle de l'information, ce qu'on appelle le plus souvent " communication " est la clé de la gestion d'une crise majeure. Il est important que les décisions prises par les autorités pour la protection des populations soient acceptées par tous, indépendamment de leur efficacité réelle. Il y va de la stabilité du corps social.

    La peur est très redoutée en cas de crise. " L'expérience du risque est inséparable, pour un sujet humain, de celle de la peur. Il s'agit alors d'affronter l'objet de sa peur. Le problème réside dans le fait que la peur, comme l'angoisse, sont le plus souvent des états intransitifs, sans objet. Le passage à l'acte d'affronter une peur peut avoir pour effet de supprimer la peur et par conséquent d'anéantir le risque lui-même " (4). Il ne s'agit pas pour l'auteur de ce texte des petites peurs de la vie quotidienne puisqu'il intervenait dans un colloque consacré à la société face au risque majeur.

    Le désastre de Tchernobyl a donné naissance au concept de radiophobie pour expliquer les troubles de santé dont souffrait la population. Il permettait aux dirigeants politiques se référant aux experts scientifiques, de ne pas avouer qu'il était impossible économiquement de protéger efficacement les habitants en les évacuant et que les maux dont ils souffraient ou qu'ils devront subir plus tard (cancers) faisaient partie du coût social de l'énergie nucléaire. En fait, ce concept de radiophobie n'a pas été bien accepté et quelques troubles sociaux n'ont pu être évités (5). La pénurie en nourriture est venue à point pour calmer la revendication des gens afin d'obtenir des aliments non contaminés.

    Ainsi, quel que soit le pays, les organismes officiellement chargés de la protection de la population (ministères de la santé et de l'environnement, autorités de sûreté, institut de protection nucléaire etc.) voient leurs fonctions réduites à une meilleure insertion sociale du risque majeur dont le prototype est le risque nucléaire.

    Le contrôle de la communication étant une nécessité pour l'Etat, il se fera soit par consentement tacite des médias soit par censure autoritaire. Dans les deux cas le contenu démocratique de la société en sera certainement affecté.

    L'accident nucléaire fait partie des préoccupations des gestionnaires de la société. Ainsi M. Rosen, le directeur de la sûreté nucléaire de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), a affirmé à la conférence de Vienne d'août 1986 à propos du désastre de Tchernobyl : " Même s'il y avait un accident de ce type tous les ans je considérerai le nucléaire comme une source d'énergie intéressante " (6). Et M. Pierre Tanguy, inspecteur général pour la sûreté nucléaire à EDF, a déclaré au cours d'un colloque : " Nous faisons tout ce que nous pouvons pour prévenir l'accident grave, nous espérons ne pas en avoir, mais nous ne pouvons pas garantir qu'il ne se produira pas. On ne peut exclure que dans les dix ans ou vingt ans à venir un accident nucléaire civil grave se produise dans l'une de nos installations " (7).

    La médecine de catastrophe envisage la gestion des secours pendant la phase d'urgence pour un grand nombre de personnes. " Le triage fait partie de la médecine de catastrophe. Il permet une utilisation optimale des moyens disponibles (de soins sur place, d'évacuation, d'hospitalisation) en fonction de l'état des victimes " (8). On n'est pas loin avec ce concept, de l'euthanasie considérée comme une nécessité économique.

    Des plans d'urgence (Orsec-Rad) envisagent la gestion des crises nucléaires, confinement des gens et du bétail, évacuation. Une partie seulement de ces plans est rendue publique, l'essentiel est assimilé à la sécurité militaire. Des simulations d'accidents nucléaires (voir lien) sont effectuées. Elles ne sortent pas des ordinateurs et la population n'est pas appelée à y participer. Ce ne sont finalement que des simulacres.

    En ce qui concerne les critères de décision pour la gestion à court et moyen terme, il semble bien que les responsables ne désirent pas être liés par des contraintes règlementaires strictes fondées sur l'unique souci de protection sanitaire des individus. Des normes trop sévères pour les aliments (voir lien) pourraient faire disparaitre toute possibilité d'activité agricole. Elles mettraient le pays en situation de pénurie alimentaire que le budget gouvernemental ne pourrait combler. Pourrait-on supprimer l'alimentation en eau potable (voir lien) de toute une région par suite de normes trop contraignantes ?

    Comment pourrait-on déterminer rationnellement dans notre société démocratique les critères de gestion d'un désastre nucléaire ?

    - les intervenants rapprochés (voir lien) sont nécessaires pour gérer le réacteur en détresse si l'on veut limiter l'ampleur des dégâts. Ils sont voués à recevoir des doses de rayonnement importantes. Les doses létales à court terme peuvent ne concerner qu'un petit nombre d'individus. Par contre, plusieurs centaines peuvent recevoir des doses qui, à moyen terme, risquent d'affecter leur santé par affaiblissement de leur système immunitaire et à plus long terme accroître considérablement leur risque de mortalité par leucémie et autres cancers. Comment s'assurer de la disponibilité de telles équipes dans un cadre démocratique ? L'impossibilité de les recruter pourrait aggraver la situation sur de vastes territoires. Il y a manifestement une incompatibilité entre le droit des travailleurs à se protéger et la protection de la société dans son ensemble.

    - les effets cancérigènes du rayonnement ne comportant pas de seuil de dose en dessous duquel l'effet est nul (9), la fixation de limites de doses en deçà desquelles il n'y a pas " d'intervention " implique l'acceptation pour la population concernée d'un certain détriment, en l'occurence un certain nombre de morts par cancers.

    Ainsi lorsque les responsables fixent des limites pour les niveaux " acceptables " de rayonnement, cela implique pour ceux qui les établissent ou les recommandent l'acceptation d'un certain nombre de morts. Mais cela n'est jamais explicité et les populations sont tenues dans l'ignorance (voir lien) des risques réels. Ceci concerne les limites de dose pour le confinement et les évacuations, les limites de contamination des sols sur lesquels la vie sera considérée à long terme comme normale et ne nécessitant pas d'évacuation, les limites de contamination des aliments. De plus l'effet cancérigène dépendant de nombreux facteurs (l'âge, l'état de santé etc.) faudra-t-il établir des normes différentielles pour tenir compte des individus à risque ou se fonder sur un individu standard ?

    La protection stricte des individus n'est pas forcément compatible avec une protection de la société dans son ensemble. Comment en démocratie tous ces niveaux d'acceptabilité pourraient-ils être fixés ? Qui oserait se désigner démocratiquement comme le porte-parole des générations futures pour définir les niveaux d'acceptabilité des effets génétiques ? Il est bien évident que tout ceci est totalement en dehors du champ démocratique. Les décisions ne peuvent venir que d'un groupe de décideurs dont le souci principal sera la stabilité sociale et l'intérêt national dont ils se considèrent a priori les garants.

    L'existence de la menace de catastrophes nucléaires, que seules de réelles catastrophes peuvent rendre crédible, est la condition nécessaire pour affirmer le pouvoir de ce groupe de décideurs, pour assurer dans le calme le passage d'une société démocratique à une société technocratique de type autoritaire (10). Un certain rituel démocratique est encore possible dans la gestion d'une société fortement nucléarisée. La prise de conscience des nécessités pour gérer socialement les crises nucléaires pourrait faire que ce rituel lui même soit une gêne et doive être abandonné sans que l'on ait demandé démocratiquement à la population de renoncer à la démocratie.

    Roger Belbéoch

     

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    (1) La Gazette Nucléaire numéros 96/97, 100, 109/110, éditée par le Groupement de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN), 2 rue François Villon, 91400, Orsay.

    (2) Pour la direction d'EDF, " tous [les travailleurs sous rayonnement] sont a priori volontaires pour participer éventuellement à une intervention impliquant une exposition d'urgence ". Document EDF publié par le Canard enchaîné, 19 juillet 1989.

    (3) Patrick Lagadec, " Stratégie de communication en situation de crise ", exposé présenté au colloque international de recherche " Evaluer et maîtriser les risques, la société face au risque majeur ", 20, 21, 22 janvier 1985, Chantilly.

    (4) Denis Duclos, " Risque et sciences sociales ", ibid.

    (5) Bella et Roger Belbéoch " Tchernobyl, une catastrophe (voir lien) ; quelques éléments pour un bilan ", l'Intranquille numéro 1, Paris 1992 (BP 75, 76960 Notre-Dame-de-Bondeville). [Complété et publié en 1993 aux éditions ALLIA, Paris].

    (6) Le Monde, 28 août 1986

    (7) Pierre Tanguy, " La maîtrise des risques nucléaires ", Actes du colloque " Nucléaire-Santé-Sécurité ", Montauban 21, 22, 23 janvier 1988, conseil général de Tarn-et-Garonne, BP 783, 82013 Montauban Cedex.

    (8) Pierre Huguenard (faculté de Créteil-Paris XII), " Médecine de catastrophe et risque technologique majeur ", Annales des Mines, oct-nov. 1986.

    (9) La Commission internationale de protection radiologique (CIPR), dans ses recommandations de novembre 1990, explicite l'absence de seuil pour les effets cancérigènes dus aux radiations, en particulier dans les articles 21, 51, 60 et 65. Lire Roger Belbéoch, " Les effets biologiques du rayonnement ", Stratégies énergétiques, biosphère et société (SEBES), numéro 2, novembre 1990, Ed. Médecine et hygiène, case postale 456, CH-1211 Genève 4.

    (10) Roger Belbéoch, " Société nucléaire ", Encyclopédie philosophique universelle, les Notions philosophiques, tome II, Presses universitaires de France, Paris, août 1990.

    Tchernobyl
    une catastrophe, quelques éléments pour un bilan

    Bella et Roger BELBEOCH,
    Editions Allia, Paris,
    1993, 220 p.

    Deux physiciens font le bilan de la catastrophe de Tchernobyl sept ans après l'événement. Le lecteur pourrait, dans un premier temps, craindre de se trouver immergé dans une marée de données techniques qu'il aurait de la peine à maîtriser. Il n'en est rien. L'ouvrage se lit comme un roman policier.
    Du roman policier, l'histoire de Tchernobyl en a bien des éléments. Mais c'est un mauvais roman. Un roman sordide. Contrairement à la règle établie, les grands coupables courent toujours, protégés par leurs alliés et leurs complices qui occupent d'importants postes dans la politique et l'économie. Quelques petits poissons sont condamnés symboliquement. Les victimes attendent toujours.
    Hiroshima avait été salué unanimement par la presse comme un triomphe du génie humain. L'humanité était promise à un avenir radieux - pour reprendre le titre volontairement ironique d'un ouvrage de l'ex-Soviétique Alexandre Zinoviev! Les morts comptaient peu. C'était l'ouverture vers la modernité. Tchernobyl est un désastre, et met définitivement un terme aux vains espoirs. Le nucléaire a failli à toutes ses promesses. Et, curieusement, c'est au moment où les scientifiques nucléaires n'ont plus rien à promettre que leur pouvoir s'installe le plus inéluctablement et le plus dangereusement.
    En fait tous les experts nucléaires du monde, théoriquement responsables de la protection des populations, sont au service de l'industrie atomique et de sa promotion. Dès lors, il était logique que, dans les suites de la catastrophe de Tchernobyl, la priorité fût donnée à la manière de gérer les conséquences médiatiques de l'événement et non aux secours urgents à apporter aux populations en danger. La gravité de la situation sanitaire dans les régions contaminées devait être minimisée. Il fallait mentir, il en allait de l'intérêt vital de l'industrie nucléaire mondiale. Prendre les mesures nécessaires pour secourir la population, c'eût été avouer la gravité du désastre, et par conséquent compromettre l'avenir du business nucléaire. C'est ainsi que les experts ont transformé une catastrophe en un crime! Officiellement ils prétendent mentir pour ne pas affoler les populations. Pour expliquer les troubles multiples dont souffrent les gens, les "experts" médicaux ont inventé une nouvelle maladie: la radiophobie. Selon eux cette maladie, purement du domaine de la psychiatrie, sera d'autant mieux prévenue qu'on évitera d'alarmer la population avec d'inutiles informations.
    Un tel réseau de mensonges n'a pu être mis sur pied que grâce à une vaste solidarité internationale de la nucléocratie, constituant un véritable complot. Le bruit médiatique autour de Tchernobyl risquait de contaminer le nucléaire occidental. La France l'a particulièrement bien compris, dépêchant immédiatement ses spécialistes en URSS pour aider à camoufler l'ampleur du désastre. Des médecins ont prêté leur concours à ce jeu! Le professeur Pellerin, responsable français en matière de radioprotection, s'est distingué par des propositions particulièrement méprisantes à l'égard de la santé. Pour résoudre le problème de l'évacuation des habitants sinistrés, les "respectables" experts proposèrent par exemple aux Soviétiques de modifier les normes de radioprotection dans le sens d'une plus grande tolérance.
    Le rapport de l'AIEA (Agence Internationale de L'Energie Atomique à Vienne) de 1991 estime que les mesures prises par les Soviétiques contre les effets à long terme ont été "excessives". Le rapport donne ainsi une bonne idée de la gestion des experts occidentaux en cas de catastrophe nucléaire dans leur propre pays!
    Le lecteur découvrira avec beaucoup d'intérêt comment le drame s'inscrit dans une sorte de logique historique du nucléaire. Il trouvera aussi, au milieu de l'étude, des chapitres davantage scientifiques sur la situation dosimétrique et sanitaire en Ukraine, en Biélorussie et en Russie. Même dans cette partie plus technique le langage demeure facilement accessible, et pour ceux qui le désirent, un glossaire donne les explications nécessaires. Des notes documentaires et bibliographiques très complètes témoignent du sérieux de l'ouvrage.

    Jacques Moser

    Panorama, décembre 1993:

    TCHERNOBYL NE FAIT QUE COMMENCER...

    La catastrophe de Tchernobyl a eu lieu le 26 avril 1986. Immédiatement, avant même que le sarcophage empêche les derniers rayonnements de filtrer, une chape de silence s'est solidement installée autour du réacteur. Sur place, le "décret de secret" s'est rapidement imposé : ordre formel donné aux médecins de ne fournir aucune information ; premiers examens effectués sur les victimes, transmis en données codées directement à Moscou... Tandis que les organisations humanitaires internationales qui arrivaient sur place étaient soigneusement encadrées par les "experts" occidentaux du nucléaire.

    Des voix dans le silence

    On s'est vite empressé de minorer les retombées biologiques de l'accident "avec le silence complice de tous les pays ", précise le docteur Sallerio, de Médecins du Monde. Depuis, la chape de silence n'est plus tout à fait hermétique et quelques voix commencent à se faire entendre. En France, notamment, un couple de physiciens, membres du GSIEN (Groupement de Scientifiques pour l'Information sur l'Energie Nucléaire), Bella et Roger Belbéoch, s'efforcent de dénoncer cette "conspiration du silence" des pouvoirs politiques et scientifiques occidentaux.

    "Dès le départ, précise Roger Belbéoch, nous avons eu le sentiment qu'il s'agissait d'une vraie catastrophe mais que l'affaire allait être camouflée. Nous avons alors décidé de voir comment les blocages de l'information allaient se mettre en place." Depuis, ils ont recueilli bon nombre de témoignages et de documents pour tenter de faire le point sur la question (1).

    Certes, les effets du nucléaire sur la santé sont encore méconnus, ce qui pourrait justifier la "discrétion" des experts qui attendent des données "objectives" avant de se prononcer. La catastrophe de Tchernobyl est en effet la première "expérience in vivo" de ce type, et pour laquelle on ne dispose d'aucun point de comparaison (la référence à Hiroshima ne peut être que partielle). Les effets biologiques du nucléaire sont, d'autre part, peu spectaculaires. Ce sont, pour la plupart, des effets à long terme: ils peuvent se manifester au bout de plusieurs années (pour les cancers, notamment), et s'imprimer sur plusieurs générations (pour les atteintes génétiques).

    Si on ne sait toujours pas ce que sont devenus ceux qui ont "nettoyé' le site, ni combien d'entre eux sont déjà morts, quelques données "objectives" commencent cependant à apparaître.

    Il s'agit notamment des cancers de la thyroïde détectés récemment chez les enfants : 158 cas ont été recensés en Ukraine par l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) et 225 cas en Biélorussie (le pays le plus arrosé par les retombées radioactives). Leur nombre anormalement élevé, leur progression rapide (plus de 60 nouveaux cas en 6 mois), la précocité inattendue de leur apparition et leur virulence (ils métastasent très vite) inquiètent les autorités médicales.

    Quant aux autres pathologies (pulmonaires, osseuses, oculaires... ) apparues plus massivement depuis la catastrophe, on n'est pas capable pour l'instant de les relier objectivement aux phénomènes d'irradiation. Pas plus qu'on est capable de démontrer comment le système de défense immunitaire a pu être affecté. Mais la forte augmentation de la morbidité dans ces régions ne peut plus être mise sur le seul compte des effets psychologiques de la radiophobie ambiante, comme continuent à le faire certains experts.

    Certes, les effets biologiques du rayonnement ionisant agissent en synergie avec d'autres facteurs, comme la malnutrition, les pollutions chimiques (très importantes dans la région de Kiev). La détérioration du système de santé, ajoutée aux traumatismes des évacuations massives, complique singulièrement l'affaire.

    Mais les médecins sont de plus en plus nombreux à penser qu'il faut agir vite et à appeler, à l'instar des Belbéoch, à une prise de conscience de tous : il s'agit d'une catastrophe majeure, qui engage toute la communauté internationale.

    Un sujet tabou ?

    Ce phénomène de contaminatien massive d'une population nombreuse constitue un patrimoine scientifique sans précédent pour une humanité qui s'engage à pas de géant dans l'ère nucléaire. Il est dans l'intérêt de tous de mettre en place un suivi épidémiologique précis, accompagné d'une aide médicale et humanitaire internationale. Il faudrait pour cela arriver à briser le silence et les tabous. Mais le nucléaire, à l'Est comme à l'Ouest, est un enjeu économique et politique énorme, face auquel les intérêts humains ne pèsent pas encore leur poids.

    (1) Tchernobyl : une catastrophe, par Bella et Roger Belbéoch (Ed. Allia, avril 1993

    Charlie hebdo, 19 mai 1993:

    Tchernobyl, ville très active

    Sept ans après la catastrophe de Tchernobyl, de nouveaux incidents nucléaires se sont produits en Russie en avril dernier. Encore une fois, « les experts estiment que la pollution emportée par les vents ne devrait avoir que des effets négligeables » (le Monde, 9 avril 1993). La leçon n'a donc pas servi. Pour nous rafraichir cruellement la mémoire, deux physiciens, Roger et Bella Belbeoch, viennent de faire paraître un véritable réquisitoire dans lequel ils révèlent l'étendue et la profondeur des dégâts causés tant sur l'environnement que sur la population. Ils ont confronté des témoignages recueillis sur place aux documents officiels jusqu'alors tenus secrets, comme le testament de Legassov, fonctionnaire chargé de la gestion du site, qui s'est donné la mort le 27 avril 1988.

    L'indépendance de I'Ukraine a aggravé la situation. La pénurie empêche les autorités de procurer de la nourriture « propre » à la population ou d'évacuer celle-ci vers des lieux moins contaminés. Aujourd'hui, plus personne ne se fait d'illusions: les responsables n'ont pas été jugés et ne le seront pas, et aucune des mesures obtenues voici quelques années pour améliorer la vie quotidienne n'a été appliquée.

    Selon un document établi par des médecins occidentaux en 1992, « le rapport entre les nombres de cancers de la thyroïde chez les enfants et chez les adultes a augmenté de façon dramatique [ ... ]. La fréquence observée excède de beaucoup l'incidence naturelle de cette maladie chez les enfants de moins de quinze ans, qui est d'environ 1 cas pour 1 million. Dans la région administrative de Gomel [population totale: 2,5 millions], l'incidence a été de 80 pour 1991... ». Pour les auteurs, le constat est dramatiquement clair. Le nombre élevé de cancers recensés, alors qu'on se trouve au début de l'expression de cette maladie, indique que des centaines de milliers d'enfants et d'adultes ont été irradiés et ont reçu des doses élevées à la thyroïde. Ce livre donne les secrets d'une expérimentation à grande échelle.

    Tchernobyl, une catastrophe, de Bella et Roger Belbeoch,
    Editions Allia, 16, rue Charlemagne 75004 Paris. Tél.: (1) 42 72 77 25



     

     

     


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